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lundi 27 septembre 2010

Qui a peur d'une Belgique fictive ?

Bon, une petite présentation de l'article s'impose très certainement, et ceci afin d'éviter au maximum des lectures donnant dans ce que je nomme généralement "l'illusion rétrospective". En résumé, cette étude a été écrite voici bien longtemps et elle fut publiée dans le numéro 38 (vol. III, #3) de février 1987 de la revue québécoise "Imagine...". Il va de soi qu'elle représente donc un état de la question tel qu'il pouvait se concevoir alors - en un temps où les études littéraires héritées, en Belgique, du concept parfois maladroit de "belgitude", bourgeonnaient sans trop s'émouvoir de la lecture purement politique qui pouvait en être faite. (Ou alors, leurs auteurs s'en doutaient parfaitement, et en jouaient - on sait aujourd'hui que c'était un peu jouer avec le feu.)
En 1987, pas de Bart De Wever. Pas de "Bye Bye Belgium". Pas de constipés débats télévisés acceptant sans dommage l'idée même de séparatisme.
Mais parfois, la réforme fédérale entreprise ici gênait déjà quelques francophones aux entournures, puisque si la Flandre avait fusionné les niveaux régional et communautaire, Wallons et Bruxellois francophones ne savaient pas très bien comment se définir les uns par rapport aux autres.
D'où ces imprécisions qui m'explosent sous le nez lorsque je relis ces lignes, cette difficulté à situer le discours d'un strict point de vue soit francophone (avec Bruxelles), soit wallon (sans...). J'y parle de Wallonie en y citant des auteurs bruxellois. Et je laisse entendre que les deux groupes ne sont pas toujours parfaitement en accord.
Mais au fond, un très récent sondage ne revient-il pas sur ce problème (les Bruxellois veulent-ils des Wallons, et vice versa...) ? J'ai donc écrit une étude d'anticipation... (Dans laquelle Alain Dartevelle, Montois d'origine, est devenu Bruxellois...)


Qui a peur d'une Belgique fictive ?
("Imagine...", n° 38, février 1987, pp.54-68.)

Il y a moins de singularité que l’on pourrait penser à venir au Québec parler du statut de la science-fiction en Belgique.

Les liens culturels et littéraires entre le Québec et la Belgique francophone sont presque trop évidents, comme ils pourraient l’être avec la Suisse romande ou le Sénégal : il faut, bien entendu, parler de la Francophonie. Trop évidents car se donnant souvent comme allant de soi, et Barthes sait ce qu’il faut en penser ! La Francophonie ne semble pas (pas encore ?) dotée d’une grande cohésion, et on notera aussitôt les différences qui séparent la Belgique de langue française d’un Québec souvent idéalisé en Europe.

Il est vrai que les lettres québécoises se posent franchement en modèles aux lettres belges, dans notre chef du moins, par le fait d’une émergence plus lente des questions d’identité en nos contrées. Aujourd’hui, une culture québécoise n’est plus contestable, même si Paris tente encore de la réduire à ses aspects folkloriques. La culture francophone belge, par contre, connaît de sérieux problèmes d’accouchement, on le verra.

La communauté francophone de Belgique, wallonne et bruxelloise, se situe certes dans un processus d’autonomie (à conquérir) similaire à celui de la Belle Province, intérieurement (face à l’autre communauté) comme extérieurement (face à la France). Sociologiquement, elle vit une sorte de biculturalisme plus ou moins semblable. Et l’on sait que d’autres contrées peu-vent avancer ces mêmes critères, principalement la Romandie suisse et la région Valdôtaine en Italie. Mais les différences ?

« Elles sont géographiques, mettant ces cultures francophones minoritaires en contact avec des voisinages sans comparaison possible ; elles sont économiques, opposant un Québec en émergence et une Wallonie en mue ; elles sont stratégiques, impliquant ces communautés dans des rapports de force peu comparables ; elles sont historiques, les saisissant dans des moments différents du processus d’autonomisation. » Ces lignes sont de Lise Gauvin (Université de Montréal) et de Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège), co-éditeurs d’un recueil de travaux théoriques intitulé Trajectoires, Littérature et Institutions au Québec et en Belgique francophone (Bruxelles : Labor, 1995) publié à l’initiative du Centre d’Études Québécoises de l’Université de Liège. Ici sont désignées clairement les divergences de statut et d’évolution du monde culturel et de l’institution littéraire dans les deux régions. On ajoutera que si la Belgique joue son existence dans des luttes politiques opposant le Nord au Sud (ce qu’il faut nuancer), elle n’a pas encore connu l’état de siège comme le Québec en 1970 (seules peuvent s’en rapprocher les grèves générales de 1950 et 1960). Enfin, contrairement au Québec, au Val d’Aoste ou à la Romandie, la communauté francophone belge n’est pas une entité : réunissant Wallonie et Bruxelles, elle voit se rejouer en son sein d’autres conflits d’identité. Pourtant, parler au Québec de littérature francophone belge est ainsi mieux encore justifié : par-delà les différences, sources de vitalité dans l’interrogation sur soi-même, demeure la référence incontournable au conflit central – la relation avec l’institution française dominante. On voit également qu’un discours sur les lettres devient forcément sociologique et politique, ce dont ne peuvent plus s’étonner ou se scandaliser que ceux qui gardent des choses littéraires une vision idéaliste périmée.

Et la science-fiction ? D’une certaine manière, elle apparaît symptomatique du mal des lettres belges de langue française. Demeurons un instant encore au sein de notre balancement belgo-québécois : sur six volumes parus entre 1977/1978 et 1982/1983, L’Année de la SF mit à son sommaire trois fois de suite une “Lettre du Québec” – jamais une “Lettre de Belgique”... Serait-ce le néant ? Le commentaire traditionnel que suscite inévitablement le sujet d’une littérature de science-fiction en Belgique n’est autre qu’un grand soupir désabusé. A peine sauve-t-on la partie flamande du pays du désastre. Critiques, chercheurs et même fans, s’accordent remarquablement (pour une fois) à considérer la SF belge francophone comme quelque chose de totalement bidon. Un fantôme littéraire. Parlez-moi donc de Fantastique... On peut se demander quelle pourrait être la part de l’exorcisme dans ces dénégations vivaces. Certes, il est vrai que la SF, ici, est un continent quasi désertique. A l’heure où des synergies se font jour dans le monde francophone science-fictif, comme en témoignent les recueils de Jean-Marc Gouanvic et Stéphane Nicot, Espaces Imaginaires, la SF francophone semble se résumer à un axe franco-québécois. Plutôt que d’en rire ou d’en pleurer, pourquoi ne pas, du moins, tenter de cerner les raisons, s’il en est, d’une telle situation ?

Et les difficultés apparaissent, assorties d’un nécessaire retour aux questions d’institution littéraire. Car il faut, en toute première instance, tenter de démonter et démythifier ce qui se cache sous l’étiquette apparemment simple et rassurante de “littérature belge”, même lorsqu’on pense mieux la désigner en lui accolant la qualifi-cation “de langue française”. Titrer cet article à la manière d’Edward Albee revient à taper du pied dans la four-milière intellectuelle (et institutionnelle) tout en jouant (“Belgique fictive”) quelque peu de la polysémie. Certes, nous allons (mais si, mais si) parler de science-fiction. Mais, “fictive”, la Belgique de 1986 l’est également à plus d’un titre.

*

Il est désormais clair depuis longtemps que face à la montée d’un pouvoir fort, et conscient de son identité, au sein de ce qu’il faut bien nommer la nation flamande (elle-même se désignant ainsi), la, Belgique est devenue une fiction politique et sociologique. Voilà un pays qui l’année même de son cent cinquantenaire choisit la voie d’une régionalisation qui devrait selon toute logique mener au fédéralisme, pour s’y enliser ensuite durant six ans au point de voir une région évoluer plus vite que l’autre et se couper sciemment de toute référence nationale unitaire. Ainsi la Flandre, qui ni économiquement ni politiquement n’a plus besoin de son partenaire francophone, finira-t-elle bien par proclamer son indépendance ! Belgique, accident de par-cours ? En 1912, le fondateur de l’Académie de Langue et de Littérature Française de Belgique, le wallon Jules Destrée, écrivait dans sa Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre une petite chose toute simple quoique insupportable aux yeux des unitaristes : il n’y a pas de Belges, mais deux peuples distincts.

Objectivement, l’État belge et son organisation (loi linguistique, création des communautés et régions) repo-sent sur des fictions. Fiction de l’unité en premier lieu, qui mène à régionaliser un pays qui n’a jamais été uni. Les historiens unitaristes eurent beau vouloir faire remonter “une certaine idée” du peuple belge à la période celte, pour ensuite descendre toutes les périodes historiques jusqu’à l’épiphanie de 1830, rien n’est moins finaliste ni plus dispersé que l’évolution du territoire national et de ses occupants. Les régions qui constituent désormais la Belgique furent de tout temps une poussière de principautés, lesquelles passèrent de main en main (Allemagne, Bourgogne, Espagne, Autriche, France, Pays-Bas...). L’indépendance nationale fut le dernier fait des Princes : nous ne sommes pas nés, d’une réelle volonté populaire, ni de cette révolution très surfaite (issue d’un opéra d’Auber !), mais de la décision géopolitique des puissances du temps, en particulier la Grande-Bretagne. Nulle idée de nation, plutôt celle d’État tampon. Le mélange devait prendre par l’aspect culturel, pensait-on – et on le crut longtemps. Ce fut le génie flamand : autre fiction, celle de la truculence germanique transposée en langue française, latinité croisée de nordique, Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach, Ghelderode... Image d’Épinal qui fonctionne encore, quoique de plus en plus mal. A l’inexistence des Belges, Destrée eût pu ajouter celle de l’art belge.

Fiction encore : le régime linguistique officiellement bilingue de l’État, mettant d’ailleurs ainsi implicitement en cause sa prétendue unité. Mais on ne parle pas deux langues en Belgique : trois au moins avec l’allemand, la quatrième, le wallon, ayant régressé au niveau dialectal sous l’emprise de la bourgeoisie du XIXe siècle (au même titre que le breton ou l’occitan). La seule région logiquement bilingue est Bruxelles : on ne parle en Wallonie aucun dialecte néerlandais, et l’allemand ne concerne que quelques cantons bien limités.

On pourrait encore s’étendre sur Bruxelles, justement, historiquement flamande mais sociologiquement aujourd’hui à majorité francophone : fiction. Ou sur les Fourons, commune artificiellement rattachée à la province flamande du Limbourg alors qu’elle est majoritairement francophone, et qui cristallise le droit du sol auquel se réfèrent les extrémistes flamands : fiction toujours. Quant au processus politique lancé de Bruxelles, la régionalisation, il est perçu en dehors de la vie réelle, du vécu des citoyens – et des écrivains – sans résoudre les véritables problèmes humains et sociaux : la régression, le chômage.

Quoique l’on puisse en penser, la Belgique est aujourd’hui le lieu d’un affrontement. Il serait vain d’espérer que la littérature y échappe, on le verra. Certes, cet affrontement nord-sud, flamand-wallon, se voit la plupart du temps détourné et simplifié outrageusement, selon l’idéologie du commentateur. Souvent réduit à sa composante linguistique (qui fait tomber les gouvernements !), il est en fait bataille économique, stratégie d’appauvrissement et de négation d’une région jadis florissante. Il faut se souvenir qu’à la fin du XIXe siècle, sous le règne de Léopold II, la Belgique devient l’une des premières puissances économiques mondiales : matières premières, énergie (charbonnages), vaste réservoir de main d’œuvre produisent en Wallonie particulièrement un développement industriel sans précédent. Puissance et développement de la classe possédante et des banques, évidemment : c’est le siècle de la misère et des luttes. La Flandre, demeurée largement agricole, se retrouve sous-développée, affrontant une bourgeoisie francophone qui méprise le peuple flamand : c’est la naissance au début de ce siècle du mouvement flamand, qui sera nationaliste, voire national-socialiste !

Les oppositions sont ainsi nées : industrie et monde rural, corons urbains et dépeuplement des campagnes, déchristianisation wallonne et Flandre religieuse, Wallonie socialiste et milieu flamand conservateur, natalisme du Nord et dénatalité du Sud. Il faut nuancer : il serait certes faux de présenter la Flandre moderne globalement réactionnaire – les extrémistes qui cassent les vitres dans les Fourons et mitraillent las bistrots francophones ne représentent pas la population flamande, tout aussi estimable qu’une autre. Et le Wallon n’est pas uniformément progressiste : l’actuel gouvernement de droite présente des ministres wallons en nombre égal à leurs collègues flamands. Et lorsque la Flandre présente la montée de son sentiment national, et justifie sa situation dominante actuelle, comme une revanche populaire et logique sur la domination francophone d’hier, elle omet de préciser combien le Pays Noir hennuyer et toutes les zones industrielles wallonnes furent pressurés au même titre que les campagnes du Nord. Les unitaristes du début du siècle, qui résistèrent à l’accès du néerlandais au statut de langue nationale, étaient flamands et bruxellois autant sinon plus que wallons. Il se trouve qu’aujourd’hui le pouvoir économique et financier se voit concentré en des mains flamandes devenues fort conscientes de leur sensibilité linguistique et nationaliste depuis les années vingt.

Clarifier la situation de ce pays sans identité ni histoire, la Belgique, n’est pas simple. Même en y vivant, belges par hasard et souvent wallons par choix politique, il est parfois malaisé de démêler les trames de réel qui s’enchevêtrent sur 30500 et quelques kilomètres carrés. Le réel belge ? C’est déjà, en soi, un motif science-fictif...

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Fictive, la Belgique littéraire et artistique l’est tout autant. De cet espace atemporel, sans Histoire, peut-il surgir autre chose que des réponses allant de l’aliénation à l’exil, par les chemins de l’enfermement individuel ? L’œuvre d’art consiste toujours à placer de l’universel dans du singulier, de l’abstrait dans du concret, parler de la mort par l’entremise d’un prince danois. Et le concret peut être, simplement, se reconnaître de quelque part. Comment s’étonner dès lors que de nos jours, créer en Belgique francophone passe par la reconnaissance de son territoire, et souvent, pour les wallons, par un certain militantisme régional ?

Voyons, après l’aspect politique, ce que la fiction belge a fait de la création artistique. Lucien Outers re-grettait dès 1968 (in Le divorce belge, Paris : Minuit) que le dictionnaire Larousse fasse de Joaquim Patenier, dinantais peintre de paysages mosans, un “maître du paysage flamand”, tout comme du travestissement de Rogier de le Pasture (tournaisien) en Van der Weyden dans quasi toutes les histoires de l’art. Il aurait pu y ajouter le Maître de Flémalle, réputé flamand, ou le musicien Roland de Lassus, réputé flamand. Walter Scott, dans Quentin Durward, fit bien parler flamand, horresco referens, les Liégeois ! L’assimilation du “génie belge” (issu de l’âme belge des unitaristes) au “génie flamand” fut un fait politique, à nouveau, ayant pour but de nier en nos provinces toute tradition française. La bourgeoisie rejette la langue flamande mais valorise la culture germanique : il faut affirmer l’originalité d’une culture dans un État jeune et anhistorique. Le mythe nordique de stabilité et de bon sens devait s’opposer à la “lèpre républicaine” (à savoir : la France). Ainsi est né ce que je qualifiais plus haut d’image d’Épinal, Belgique terroir fantastique, romantisme allemand, brumes du Nord, Jérôme Bosch et jusqu’à James Ensor.

Le même travestissement des manuels d’histoire se retrouve dans la présentation des paysans flamands révoltés contre la Royauté française (Mâtines de Bruges puis bataille des Éperons d’Or, 11 juillet 1302, date devenue celle de la fête officielle de la communauté flamande) comme des “patriotes belges”. C’est le mythe en plein : tous belges, d’Ambiorix à Wilfried Martens (actuel premier ministre), mais surtout : flamands ! Faut-il donc redire le caractère francophone de la Wallonie ? Elle l’est au moins depuis le XIIIe siècle, officiellement : la Principauté de Liège adopte l’ancien français en 1241. La Cantilène de Sainte-Eulalie, premier texte littéraire après les Serments de Strasbourg, fut composée entre Tournai et Liège vers 880. Et Aucassin et Nicolette est né aux confins du Hainaut au début XIIIe. Les Wallons sont entrés sans contrainte dans l’orbite française en participant activement à la diffusion des langues d’oïl. Au XIVe siècle, Froissart était hennuyer. Le francien, puis l’ancien français, coexistait avec le Wallon, le picard et le lorrain. La Wallonie fut, comme ailleurs la Roumanie, une marche extrême, sans doute, de la Romania (l’ensemble des territoires de langue romane), mais partie intégrante de celle-ci. Aujourd’hui, l’usage sociolinguistique le plus fréquent consiste en une alternance constante, et même un mélange étroit, du dialecte et du français, quand il ne s’agit pas de français dialectal. Mais aucune souche linguistique germanique n’existe en Wallonie.

Wallonie, territoire de la dépossession ? Dépossession économique (puissance économique mondiale devenue l’une des régions au taux de chômage le plus catastrophique), dépossession du sol (les Fourons, devenus objet symbolique dans le très beau film de Jean-Jacques Andrien, Le grand paysage d’Alexis Droeven, dont l’acteur principal était un autre symbole de dépossession : Jerzy Radziwilowicz, l’homme de marbre et de fer d’Andrzej Wajda), mais surtout dépossession linguistique. Le Wallon, francophone de naissance, demeure tiraillé entre son appartenance à sa région et son usage d’une langue qui n’est pas vraiment de ce sol. Francophone pour des raisons tout aussi historiques qu’il est belge : par défaut. Sa langue n’était pas le dialecte d’Ile de France, devenu politiquement majoritaire par le fait du Roi. Le Wallon, solidaire des langues d’oïl, certes, mais frère du Breton, de l’Occitan, de tous ceux qui ont perdu l’usage de leur langue propre. Il ne pourrait décidément y avoir de véritable, de réelle culture belge que celle qui rassemblerait tous nos dialectes – et ce serait une culture patchwork, peut-être plus vivace que “l’âme belge”. Mais nos dialectes sont morts en Wallonie, et l’on en est à tenter de les réinjecter artificiellement, après avoir longtemps défendu “de cracher par terre et de parler wallon”. Le reproche flamand envers la bourgeoisie dominante du début du siècle serait tout aussi fondé au sud du pays. La personnalité, l’identité, la richesse profonde de l’individu sont niées : c’est vrai un peu partout, cela a nom aliénation. Mais cela de-vient symptomatique dans certaines régions de Belgique où l’on s’est attaqué à la langue et où l’agression directe perdure. La “culture belge”, même si elle existait unitairement, serait déconnectée des peuples, tant wallon que flamand, référence unique d’une classe possédante broyant tout sous elle.

Une culture, une littérature qui puisse encore être motivante à l’heure actuelle est celle qui se produit au sein de sa région. Nos lettres jouent de nombreux paradoxes, et il n’est pas plus facile en ce pays d’être Wallon (provincial, donc) et écrivain, que belge sans écrire... Si le Flamand tend le nez vers Amsterdam, si le Bruxellois contemple l’atomium, le Wallon regarde vers Paris. Or le Hollandais, méprise le dialecte flamand, et le Français méconnaît la réalité du wallon. Qui a parlé de schizophrénie ?

La Wallonie actuelle est en quête de son Histoire. Paradoxe à nouveau : elle ne naît réellement à une conscience d’elle-même et ne produit une culture que grâce à la fondation de l’État belge ! Avant, ce territoire était une mosaïque de duchés, de marquisats, de comtés, autour d’une principauté (Liège), seul ensemble politique organisé mais rattaché à l’Empire Germanique. La Wallonie est en création, et les régionalistes sont confrontés comme les unitaristes à l’écueil du nationalisme exacerbé. Chercher son identité peut ramener à l’esprit de clocher, ou pire, au réductionnisme régionaliste. Il serait tout aussi aberrant de parler maintenant de nature ou de “race” wallonne pareille au défunt esprit belge. Déjà, le contentieux francophone-flamand se reproduit mimétiquement entre Bruxelles (dernier symbole de 1’État centralisateur} et la Wallonie. Il serait indéfendable esthétiquement de demander du régional à tout prix aux artistes contemporains. Créer en étant de quelque part est une chose, s’y enfermer en est une autre. Non, vivre et écrire en Belgique francophone n’est pas simple.

Résumons-nous : jusqu’ici, culturellement, économiquement, socialement, la Wallonie et les wallons n’existent pas, l’image historico-artistique du pays unitaire est flamande. Et ceci n’est pas une attaque de la culture fla-mande, tout aussi respectable, à condition de ne plus la travestir en culture “belge”. La parole du peuple wallon est soigneusement muselée. Littérairement, la Belgique fut longtemps flamande, même si l’expression était francophone. Même chose en matière artistique. C’est le pays de l’omission : omission de sa partie méridionale en toutes ses références, surtout symboliques mais également historiques. Que faire ?

Littérairement, la Belgique francophone connaît trois phases : centripète, centrifuge et dialectique. Centripète jusqu’en 1930 environ, époque économiquement forte et tout à fait unitariste : sous Léopold II, la Belgique a le verbe haut et récoltera un prix Nobel – Maurice Maeterlinck. Centrifuge : avec l’émergence du mouvement flamand l’image unitaire éclate et les francophones du sud se tournent massivement vers les lieux de production symbolique parisiens, ce qui culmine jusqu’aux années soixante. Dialectique enfin, depuis lors, assimilant le désir de légitimation qui pousse vers Paris et les racines régionales qu’on n’en finit pas de retrouver, mais n’hésitant pas non plus à publier à Bruxelles voire même à Arlon ! Cette phase voit naître le concept de “belgitude” : être différent et le revendiquer.

Car à la peinture pessimiste de l’aliénation belge, certains rétorquent en montrant les voies qui éviteraient l’Autre (le parisien, l’amstellodamois). Dynamitons les cultures dominantes. N’avoir aucune culture et les assimiler toutes serait moins bâtard que nous accrocher sans cesse au dernier wagon d’une mode déjà flétrie Outre-Quiévrain. Certains, comme Pierre Mertens, pensent que « n’étant plus tributaires de personne, nous serions enfin de nulle part et de partout ». Affirmer sa spécificité belge, sa belgitude, et construire un centre culturel face à Beaubourg ? Mais puisqu’il n’y a pas de Belgique ? Beau programme fictif, lui aussi, que construire son identité là où toutes les cultures se nouent – mieux : être le nœud de ces cultures, francophones certes, mais point liés au diktat parisien... Rester belge, ou s’affirmer wallon, serait alors possible pour l’écrivain qui répugne à l’exil français : déjà, être exilé de l’intérieur !

Bien sûr, le radicalisme régional ne peut admettre cette vision, et le cosmopolitisme n’est pas une voie royale, non plus que la “patrie de la langue” que professent certains. Mais ne peut-on s’ancrer ici tout en étant attentif aux autres cultures ? Le réductionnisme cité plus haut menace parfois grandement l’artiste wallon.

D’autre part, l’exil intérieur risque d’occulter les possibilités d’action sociale ou politique. L’écrivain trouverait facilement là une tour d’ivoire dont le résultat le plus patent serait qu’à nouveau les instances de légitimation se créeront en dehors de lui.

On voit que les choses de la littérature perdent vite toute innocence en nos contrées. On a beau par1er de La Belgique malgré tout (titre d’un numéro spécial de la “Revue de l’Université de Bruxelles”, paru en 1980), peu de véritables créateurs en ce pays se sentent encore, avant tout, belges. Écrivains, accessoirement belges (mais qui auraient pu naître à Managua, à Kaboul, à Pampelune, à Belfast...), wallons qui parfois, de plus en plus souvent, prennent des coups de bâton flamands (au propre comme au figuré). Les plus belges, aujourd’hui, sont les auteurs de l’exil, qui paraissent amputés soudain d’une identité lorsqu’ils s’aperçoivent que le pays part en morceaux, sans eux.

Lorsqu’elle ne se pose pas toutes ces questions existentielles tenant à sa non-Histoire, la littérature de langue française écrite ici n’est le plus souvent qu’une annexe, au passeport un peu bizarre, de la littérature française. Côté réussite, c’est Georges Simenon. Une annexe dont le maintien dans la course est bien difficile à négocier. Une annexe qui plonge donc fréquemment sans le moindre discernement dans le plus parfait suivisme culturel, qui épouse sans sourciller les modes et les cabales parisiennes. Une annexe parfaitement conformiste. Et la science-fiction ?

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Quant à la SF d’expression néerlandaise, nul besoin de s’en faire à son sujet : elle existe ! Cependant, l’acculturation n’a guère raté ces écrivains, de manière peut-être différente qu’en Wallonie, mais tout aussi si-non plus sensible. Il existe sans doute une raison linguistique, une sensibilité proche, qui a poussé les écri-vains de SF néerlandophones à lire davantage les anglo-saxons que leurs (supposés) confrères francophones, mais le fait est là : s’il y a SF en Flandre, il s’agit d’une SF qui ne voit nul crime esthétique à demeurer dans l’ordre du pur mimétisme à l’égard d’une autre culture. Ce que Bruno Lecigne reprocha naguère à la SF française moderne – n’avoir eu aucun projet conceptuel distinct du modèle anglo-saxon – est parfaitement applicable dans ce cas. Ce qui n’ôte rien à la valeur stylistique propre de certains auteurs. Paul Van Herck, par exemple, est fort plaisant à lire (Caroline oh ! Caroline et Crésudi dernier ? publiés au Masque par Van Herp il y a quelques années), mais il est regrettable qu’il ait choisi un créneau déjà fort fréquenté par Fredric Brown ou Robert Sheckley, entre autres. De même Robert Smets est un écrivain qui compterait davantage s’il parvenait à sortir du fandom, mais quel dommage que son admiration pour la new-thing britannique l’ait si longtemps poussé à la rédupliquer ! Certains auteurs flamands (Eddy Bertin, et d’autres} poussent la logique à son terme et vont jusqu’à écrire directement en anglais, publiant chez Daw Books ! De culture germanique, ils ont donc trouvé leur place en se fondant purement et simplement dans la SF anglo-saxonne. Il n’est pas certain qu’ils aient à dire quelque chose d’original, mais leurs œuvres existent.

Pour être tout à fait objectif, il faut d’ailleurs reconnaître que la situation de l’écrivain flamand face à l’édition hollandaise n’est pas plus fameuse au départ que celle de l’écrivain wallon face à Paris.

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L’histoire de la non-existence d’une SF francophone structurée en Belgique est plus complexe, et se rattache sans doute au départ à une sorte de malentendu soigneusement entretenu par l’institution au sein des lettres françaises de Belgique, partant de la réussite trop flagrante d’un autre “genre” littéraire. On aura compris que je veux parler d’une autre image d’Épinal, conjointe à celle de la Belgique flamande : la Belgique exclusivement terre de Fantastique.

Gardons présent à l’esprit le conformisme d’une certaine littérature francophone, héritière de la phase centrifuge, qui vise à pénétrer l’histoire littéraire française. Le Fantastique a toujours eu la chance, par rapport à la SF, de posséder une histoire qui se confonde avec l’histoire littéraire culturellement reconnue. La SF ne traîne pas son Balzac comme alibi culturel. La pauvreté d’une SF francophone en Belgique pourrait donc fort bien se concevoir si l’on veut garder en mémoire la situation boiteuse de l’écrivain telle que je l’ai exposée.

En son terroir ou émigré à Paris, l’écrivain soucieux de reconnaissance culturelle et de légitimation devra faire transiter ses productions symboliques par un éditeur parisien s’il désire leur donner un quelconque retentissement. Ce n’est point mépriser les éditeurs belges, souvent courageux, que poser ce constat : c’est une simple question de moyens et d’audience. La suprématie de l’édition parisienne est relayée par l’effarante concentration de la critique et de la presse littéraire, systématiquement aveugle à tout ce qui n’est pas estampillé des bords de Seine. En juin 1985, Alain Bosquet (pourtant d’origine belge) rendait compte d’un recueil de Jean Muno : « qui jusqu’à présent a préféré publier dans son pays, ce qui nous prive d’une demi-douzaine de livres (...). Grâce à la publication chez nous d’Histoires griffues, nous allons pouvoir faire la connaissance d’un esprit fin (...) ». C’est moi qui souligne. Tout y est : l’étonnement du parisien (d’adoption !) face à l’attitude qui consiste à publier à Bruxelles, privant le lecteur français d’ouvrages intéressants. Pourquoi ? Parce que l’institution littéraire française manque de curiosité et qu’un livre qui ne passe pas par elle n’existe ipso facto pas ! (Le “chez nous” est encore plus amusant : Histoires griffues est publié par L’Age d’Homme, maison établie jus-qu’à preuve du contraire à Lausanne ! Annexion, quand tu nous tiens...) Bref. Accroché aux basques de l’édition parisienne, l’auteur belge francophone (wallon !) doit surnager dans le milieu intellocrate et les centaines de premiers romans annuels – et malgré ses origines rédhibitoires. D’où le suivisme, d’où le conformisme, attitudes qui relèvent à mon sens d’un mauvais calcul. Mais pour beaucoup la marginalité belge suffit, sans choisir en plus une marginalité esthétique. Michel Jeury parlait pour la SF française d’une sous-littérature au sein d’une sous-littérature, ou quelque chose d’approchant. Faire de la SF francophone moderne – et être belge ! Quel suicide... Empruntons donc des voies plus calmes, plus balisées, plus reconnues... Choisissons le roman psychologique, la bande dessinée, le polar... Le Fantastique.

L’histoire littéraire belge francophone connaît ses grands fantastiqueurs. Est-il besoin de les nommer ? Ghel-derode, Ray, Thiry, Owen, Hellens, Prévot et quelques autres plus contemporains... La Belgique, dans sa boulimie de reconnaissance officielle, sans laquelle comme chacun sait nul n’existe, fait académiciens ses auteurs fantastiques : Thomas Owen depuis des années, Jean Muno plus récemment. Restons bien au chaud, en famille. Le monde littéraire est ici désespérément sérieux. La littérature fantastique est devenue quelque chose de sérieux : Centre International du Fantastique à l’Abbaye de Forest, reconnaissance académique, études universitaires achevant le processus de légitimation. Aujourd’hui, la collection “Espace-Nord” des éditions Labor réédite en poche les œuvres-phares de notre histoire littéraire (toujours le paradoxe : reconnaître enfin qu’elles existent, ces œuvres, après des décennies de manuels littéraires français, mais conforter ainsi l’illusion de la littérature “belge”), et y offre une place à Jean Ray, nanti d’analyses de spécia-listes officiels.

Et pourtant... Cet académisme désormais installé autour de ce qu’on a voulu nommer “l’école belge de l’étrange” ne peut faire oublier les vraies racines de celui-ci, dont je ne nie ni l’importance ni la qualité. Plutôt qu’aux fumisteries d’ethnologie bidon convoquant les brumes du Nord, les spectres du plat pays et les kermesses baroques, qui soutiennent, dit Jean-Baptiste Baronian « que le fantastique n’est nourri que de l’extérieur, au point que le décor, le climat naturel, le mode et les modes agiraient sur lui de manière presque exclusive », il convient de s’attacher à la rupture fantastique. Baronian titrait son introduction à l’anthologie La Belgique fantastique (Verviers : Gérard, 1975) : “Un fantastique de réaction” soulignant la révolte envers ce que symbolisent les paysages brumeux du Nord, « trop sages et trop dociles » à rebours de l’opinion déterministe professant que la nature et l’esprit flamand aient fait naître l’étrange en littérature (et en art). « Le Fantastique, dit-il, s’apparente à une révolte, un formidable cri de protestation – le désir, la volonté de provoquer la toute-puissante suprématie d’un ordre établi, de renverser un excès de rationalité et de bon sens. » Le Fantastique contre la monotonie, face à la tranquillité bourgeoise d’une Belgique sans Histoire ? Pour Marc Quaghebeur, pénétrant analyste des lettres francophones de Belgique, « les limites du pouvoir humain comme les impasses croissantes de la position sociale des classes moyennes peu aisées qui constituent l’assise d’une société (...) trouvent ainsi un excellent exutoire fantasmatique (...). Le pays de Jean Ray est un pays de classe moyenne où l’apolitisme va de pair avec l’absence de volonté de cohérence intellectuelle » (in “Balises pour l’histoire de nos lettres”, cf. bibliographie). Et voilà cette formidable force contestataire, formée en un objet symbolique unique (car cela est vrai : le Fantastique a trouvé ici un remar-quable terreau), devenue aujourd’hui genre consacré, passé au vernis d’un académisme trop poli.

Il ne faut pas exécuter le Fantastique et lui faire porter la responsabilité du quasi néant science-fictif. Il n’est qu’un signe, et sa réussite un témoignage de quelque chose de plus profond. Signe sociologique concernant le groupe des producteurs de biens symboliques en Belgique francophone, signe de ce qui faisait l’objet de la première partie de cet article ; soit l’ambiguïté généralisée d’une culture, d’une Histoire, d’une société... En effet, si le Fantastique a pu témoigner d’une rupture, il ne fut pas le seul. Parallèlement à une certaine boulimie de reconnaissance et de légitimation, l’univers littéraire de nos provinces est également celui qui donna naissance à ce que l’on a pu nommer la “Belgique sauvage” : surréalisme démarqué de Paris, Dada et Pataphysique toujours présents, édition marginale, reconquête de la langue dialectale, tous mouvements confondus, textes et productions plastiques étroitement liés. Et tout ceci a peut-être pu étouffer ce qui était alors moins “sauvage” : une science-fiction hyper codifiée débarquant des USA et proposant un moule sans doute trop parfait pour séduire nos créateurs. Lorsque Guy Vaes écrit Octobre, long dimanche (en 1956), se jouant des catégories traditionnelles de temps et d’espace, décrivant la lente dépersonnalisation acceptée d’un être, il se situe au sein de la “littérature générale” – mais il crée sans le savoir une œuvre forte apparentée aux thèmes de l’aliénation chez Dick ! Œuvre unique, voilà le problème, tombant férocement au sein d’une production littéraire trop sage et trop docile en ce qu’elle avait d’institutionnalisé. Comme toutes les grandes œuvres. Mais sans pouvoir créer de mouvement. Pourtant, en août 1956, le même Guy Vaes publie une nouvelle dans “Fiction” : “Poussière d’un monde”, et en mai 1957 Jacques Van Herp y donne un article sur “La science-fiction en Belgique”, plutôt historico-anecdotique. Une phrase à retenir néanmoins : « Ce qui, jusqu’à ce jour, caractérise la production belge est le fait qu’il s’agisse d’auteurs occasionnels de SF ». De temps en temps, donc, l’un ou l’autre écrivain, inscrit de manière plus ou moins profonde dans le champ culturel déjà analysé, donnera une œuvre proprement science-fictive. Isolément.

Alors que la science-fiction moderne aurait pu offrir au réel belge et aux écrivains qui s’interrogeaient, un éventail de réponses esthétiques neuves, l’espace symbolique trusté par le Fantastique et les créations “sauvages” a fermé la porte à peine entrouverte. On va voir que l’amateur de SF belge francophone n’a pas véritablement trouvé de réplique à cette situation.

Enfin, on peut avancer également, et ce sera sans doute plus fondamental, que les rapports de la Belgique et de ses créateurs à l’Histoire est porteur d’une pesanteur telle qu’elle a entravé longtemps toute vision ou-verte d’un avenir quelconque. La science-fiction moderne, on ne peut le nier, est profondément liée à l’idée d’Histoire (on se reportera au numéro spécial de “Change”, et on surveillera de près la naissance de “Passe-Temps”, fanzine entièrement consacré aux rapports du genre avec l’historicité). L’une des rares œuvres marquantes de la SF wallonne n’est-elle pas une uchronie : Échec au temps de Marcel Thiry ? La déshistoire du territoire belge et la platitude des réponses politiques aux-quelles on y assiste encore ne sont pas de très bons facteurs à ce titre. Qu’il n’y ait pas de Belgique est une chose : il semble que pour pas mal de nos contemporains il n’y ait pas d’avenir non plus, du moins dans cette non-Belgique ! Est-ce à dire que la prise de parole difficile de l’écrivain francophone belge s’accompagne d’une incapacité à spéculer ? Il semblerait que cela change...

Il n’en demeure pas moins que lorsque la “Revue de l’Université de Bruxelles” publie, en 1985, un numéro intitulé Science-fiction et fiction spéculative, aucun chercheur ne prend la peine d’interroger cette mythique SF belge francophone, alors que Luk De Vos y publie une étude sur la dystopie néerlandaise assez remar-quable (quoique assimilant parfois curieusement Flandre et Pays-Bas : désir politique refoulé ?).

Pourtant on lit de la SF en Wallonie et à Bruxelles, et un fandom existe.

*

Ce n’est pas le lieu ici de dresser un catalogue historique plus ou moins poussiéreux des textes SF qui ont réussi à exister malgré tout au sud de la frontière linguistique. On peut se reporter à Versins, ou à l’article cité de Van Herp pour les périodes anciennes, et on trouvera d’autres informations dans l’essai de Bernard Goorden, SF, Fantastique et ateliers créatifs, publié en 1978 à l’occasion de la convention européenne à Bruxelles (par le Ministère de la Culture !)

Si l’on évite les écrivains “officiels” ayant de temps à autres commis un ouvrage de SF, comme cela se produit partout (ainsi l’académicien Charles Bertin, se défendant d’avoir fait œuvre de SF dans Les Jardins du désert, fable post-atomique parue chez Flammarion), on trouvera pourtant comme une filiation dans l’histoire même du genre. Mais à nouveau : filiation d’œuvres uniques !

Bien sûr, il y eut J.H. Rosny Aîné : “Les Xipéhuz”, bien plus gros de toute la SF moderne que l’œuvre entière de Jules Verne. “Le roman scientifique”, collection née en 1913, qui comptera un seul titre. “Anticipations”, première revue exclusivement consacrée au genre, publiée à Bruxelles entre 1945 et 1946. Marcel Thiry avec Échec au temps et Les nouvelles du grand possible. Et puis Jacques Sternberg, figure-type de l’exilé (mais n’ayant jamais renié ses origines), éclatant dans le bouillon de culture parisien des années 50, contemporain de Curval, Klein, la Balance, l’arrivée des américains, et Boris Vian... Quelle tête d’affiche pour une SF “belge”...

Mais une école, un groupe, une petite chapelle même ? Rien de tout cela n’a jamais structuré ce qui balbutiait SF en Wallonie et à Bruxelles. Pourtant, nos régions ne manquent pas de groupements littéraires de tous ordres ! On dirait même que moins il y a chez nous de littérature, et au plus fleurissent les associations ! En fait, la SF francophone belge, celle qui aurait pu profiter de l’essor de la SF française, celle-là n’est jamais sortie du fandom. Jamais un groupe constitué se réclamant du genre et œuvrant pour l’essentiel à l’intérieur de celui-ci ne vint au monde de manière professionnelle. Il n’y a pas d’école francophone belge de SF.

Or le fandom ici est actif. Dès les années 60 apparaissent Dumont, Feron, Grayn, Lixon. À une époque où les tensions communautaires sont moins exacerbées, les liens avec le fandom flamand sont étroits. Ce dernier est fortement marqué, par l’exemple britannique, et les activités faniques belges prennent une tournure fort classique. Après la Convention de Heidelberg en 1970, d’autres naissent au fanzinat (le Bussy) : la ligne de-meure identique. Une convention nationale se tient à Liège en 1976, une européenne à Bruxelles en 1988. Et on sait qu’à cette époque, la SF française connait quelques soubresauts, que l’on analysera différemment selon sa sensibilité, mais qui auraient pu marquer la SF en Belgique. Il n’en est rien. Le seul fanzine un peu “moderne”, dédié à Harlan Ellison et marqué par Michel Jeury, “Between”, vit deux années à Liège (j’en étais) puis disparait selon la loi des fanzines (!) sans laisser la moindre descendance. Passage à vide. Le renouveau fanique de ces dernières années (“Fantaspace” à Bruxelles, relayé par “Phénix”, renaissance de “Xuensè” de le Bussy, tentatives de Dumont) prend place exactement dans la même optique : exaltation d’une SF classique et majoritairement anglo-saxonne, méconnaissance quasi totale des quinze dernières années en France malgré les quelques parutions d’auteurs francophones belges à Paris (ou à Bordeaux, ou à Nancy...)

Un paradoxe supplémentaire : alors que les revues les plus inventives sont celles qui pratiquent allègrement le mélange des genres (“Magie rouge” à Bruxelles, “Séries-B” à Mons, dont le champ d’activité va du polar à la SF), on voit un instrument essentiellement théorique qui travaille de temps en temps sur le domaine spéculatif – et qui est issu d’un groupe qui s’est donné pour tâche de réfléchir sur l’idée d’Histoire ! L’association “Pôle Nord”, dont les travaux tournent autour d’une redéfinition de la responsabilité historique, s’est intéressée successivement au mythe faustien et à George Orwell. Les choses les plus créatrices, qui bougent alors que d’autres se lamentent, apparaissent donc en-dehors du fandom traditionnel, qui paraît avoir abandonné depuis longtemps ici son rôle de relais entre le simple amateur (et lecteur) et le monde éditorial.

Il convient de placer en dehors du débat, et de saluer pour son courage et sa permanence, le travail de Bernard Goorden avec “Ides et autres...”. Énorme défrichage des SF dites “exotiques” : hispaniques, allemande, asiatiques, etc. Création d’un Centre de Documentation de l’Étrange qui fonctionne au niveau international. Publication d’une série d’anthologies et d’ouvrages théoriques incontestablement intéressants. Un travail de titan. Mais peu axé sur une SF à créer “ici et maintenant” (malgré un recueil sur lequel on reviendra) et sans influence directe sur le fandom.

Que se passe-t-il donc ? Les rares apprentis auteurs de SF auraient dû, ici comme ailleurs, se définir par rapport à une culture. On a vu ce qu’il en était rayon “culture belge”. Le fandom belge demeuré traditionnel, sans passer par les éruptions politico-esthétiques de son homologue français, s’est tourné vers les USA sans remords, comptant peut-être y trouver ce qui manquait ici : la possibilité de se raccrocher à un terrain solide (“sage et docile” pour en revenir à l’analyse de Baronian). Les fans ne publient pas en anglais, comme ceux de Flandre, mais ils gardent leurs distances par rapport à l’évolution de la SF en France (alors que la culture dominante, en SF, est anglo-saxonne, et qu’ils s’y jettent avec délices !). Pour tout dire, manifestant parfois une répulsion étrange envers les lieux de production professionnels du texte, ils ne publient pas du tout sinon dans leurs propres fanzines. Le risque est patent pour ce fandom de passer au stade moribond sans même s’en rendre compte, mais apparemment ses acteurs ne tentent nullement d’accéder à un autre stade de publication. Est-ce une autre forme de l’inexistence symbolique en Belgique francophone ? On ne me fera pas croire qu’il n’y a pas d’écrivains valables, dignes de publier ailleurs, capables d’affronter les rédacteurs en chef et les directeurs de collection du monde francophone. La rancœur de certains fans à l’égard de l’édition de SF est pour tout dire inexplicable.

Car s’il n’y a pas d’école de SF “bien de chez nous”, cela ne signifie nullement qu’il n’y ait pas du tout de SF ! Elle n’a peut-être pas d’histoire propre, ni de passé glorieux, pas de florilège ni d’encyclopédiste, mais elle peut se constituer un avenir (c’est la moindre des choses !). J’ai avancé que l’apparente incapacité de l’écrivain belge francophone à spéculer semblait évoluer. Comme les auteurs de littérature générale (Bertin, Crickillon, Braibant, Dubois, Denis), des écrivains fantastiques modernes ne dédaignent pas en entrechat en SF : sans répudier totalement les formes et les motifs classiques du Fantastique, on quitte peu à peu les rivages où s’était encalminée la tradition de Jean Ray, Gérard Prévot ou Thomas Owen. On vire insolite, on parle de la Ville dans les termes de Kafka... Jean-Baptiste Baronian se fait chantre d’un “nouveau fan-tastique”. Peut-être l’écrivain francophone de ce morceau de pays va-t-il aborder au rivage d’un autre état de littérature, qui ne soit ni la sclérose académicienne, ni la poussière du classicisme éteint, ni le conformisme mimétique de ce “roman français” qui n’en finit pas d’expirer. On puise chez Garcia Marquez, on réapprend à pervertir les vieux genres, et tant pis si ce n’est plus véritablement (foin des étiquettes !) ni du Fantastique ni de la SF !

Il semble, malgré certaines facilités de son style, que l’apparition d’un auteur tel qu’Alain Dartevelle participe de ce courant rénovateur, largement dynamiteur ! Le redéploiement de l’édition de SF en un espace largement francophone, dont il est le premier à profiter en abordant au Québec, devrait me semble-t-il motiver d’autres terroristes des lettres à s’engouffrer dans la brèche. Cela s’est mis à bouger, réellement : il serait triste que cela soit sans lendemain. Une nouvelle génération peut exister : elle rassemblerait Serge Delsemme, Michel Jonet, Richard Martin et d’autres encore, que l’association “Groupe Phi” a tenté de pousser à la publication.

Car on a connu cela une première fois. Bernard Goorden a publié. en 1977 une anthologie de SF francophone belge, Antan en emporte le temps, où quelques noms intéressants pouvaient être relevés. Vincent Goffart (qui publia chez Marabout un roman légèrement dickien, Jonathan à perte de temps), Henri Wesoly et son uchronie (tiens ?) délicieuse, Jean-Marie Thores, Michel Gens, un certain Dominique Warfa, même Paul Hanost malgré son space-opera dépassé, auraient dû former une génération vivante. Le roman de Goffart fut sans lendemain, Wesoly et Hanost semblent avoir renoncé à l’écriture, Warfa est très paresseux (clin d’œil à Nicot), les autres... Mais où sont-ils ? Les raisons de ce silence sont sans doute, également, à chercher dans la pesanteur des milieux culturels, rigides, forclos, traditionnalistes... Cette anthologie ne souleva guère de vagues, pour ne pas parler de commentaires.

Si l’on se remue enfin, cela peut être dû à la naissance, tardive mais enfin solide, d’une conscience wal-lonne, qui s’exprime par la BD, le théâtre, le cinéma, le roman, tous genres confondus. La SF serait une voie origi-nale pour reprendre la parole sur l’Histoire dont on a si longtemps privé les Wallons. Revisiter la Question Royale, la décolonisation, l’insurrection de 60, la régression d’une région... Je connais au moins un auteur qui y travaille. Dartevelle est bruxellois ? Il n’a jamais été dit – moi du moins, je le refuse – que l’émergence politique et symbolique de la Wallonie devait nier Bruxelles.

Qu’il n’y ait pas encore eu de SF importante en Wallonie et à Bruxelles est un fait appartenant à l’Histoire. Que les Wallons et les Bruxellois, qui cherchent tous les moyens de s’exprimer, passent à côté d’un genre qui est le plus à même de rendre compte des facettes d’un monde en devenir, voilà qui serait dommage.

Mais le pessimisme ne m’intéresse pas lorsqu’il s’agit d’inventer, de construire la littérature qui nous motive. René Andrianne, chercheur et critique, a écrit : « La Belgique a voulu se doter d’une littérature nationale tant qu’elle s’est crue une nation. Pour ce faire, elle a crédité son histoire d’une cohérence qu’elle n’a pas. L’éclatement de la structure unitaire de l’État au profit des régions contraint la communauté française à se définir culturellement. Elle ne le peut que dans la francophonie et même, plus loin encore – cette communauté francophone y est particulièrement orientée – dans la famille des écrivains du monde, dans l’internationale de la culture qui se cherche partout ! » (in Écrire en Belgique, Bruxelles : Labor, 1985). J’ajouterai : et dans les formes littéraires les plus inventives, celles qui vont jusqu’à réinventer le monde...

Bibliographie
(Quelques titres pour qui veut approfondir une question que j’ai à peine effleurée.)

Le problème belge :

• OUTERS (L.), Le divorce belge, Paris : Minuit, 1968.
• QUEVIT (M.), La Wallonie : l’indispensable autonomie, Paris : Entente, 1982.
• HASQUIN (H.), Historiographie et politique, Charleroi : Institut Jules Destrée, 1982.
• GENICOT (L.). éd., Histoire de la Wallonie, Toulouse : Privat, 1973.
• GENICOT (L.), La Wallonie : un passé pour un avenir, Charleroi : Institut Jules Destrée, 1986.

La littérature “belge” :

• SOJCHER (J.) éd., La Belgique malgré tout, “Revue de l’Université de Bruxelles”, 1980.
Terre d’écarts, écrivains français de Belgique, Bruxelles : Éditions Universitaires, 1980.
• KLINKENBERG (J.M.), “La production littéraire en Belgique francophone : esquisse d’une sociologie historique”, in “Littérature”, n°44, décembre 1981, Paris : Larousse.
Alphabet des lettres belges de langue française, Bruxelles : Association pour la promotion des lettres belges de langue française, 1982 (contient “Balises pour l’histoire de nos lettres”, étude remarquable – et dérangeante pour l’institution ! – de Marc Quaghebeur).
• ANDRIANNE (R.), Écrire en Belgique, Bruxelles : Labor, 1983.
Le coq et la plume, “Cahiers JEB”, 1/84, Bruxelles : Direction Générale de la Culture (Ministère de la Communauté française), 1984.
• GAUVIN (L.) et KLINKENBERG (J.M.) éd., Trajectoires: Littérature et Institutions au Québec et en Belgique francophone, Bruxelles : Labor, 1985.

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