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mercredi 29 septembre 2010

Approches d'une SF francophone en Belgique

Après l'article d'"Imagine...", celui-ci est donc le deuxième, paru dans la revue montoise "Séries B" (n°14-15, printemps 1988), qui sous le titre "SF, un étrat des lieux", m'avait confié la réalisation d'un dossier consacré à la science-fiction. C'est le premier à envisager la constitution d'une bibliographie, dont l'embryon est constitué d'une suite de noms d'auteurs. C'est un article plus informatif et journalistique qu'une véritable étude.
Rendez-vous au prochain pour le retour de la grosse artillerie théorique !

Approches d'une SF francophone en Belgique
("Séries B", n° 14-15, printemps 1988, pp.30-32)

Il n’y a pas de science-fiction belge francophone. Péremptoire ? Certes. Mais les historiens et sociologues de la littérature contemporaine vous diront tout aussi bien qu’il n’y a pas de littérature belge du tout. Et allons plus loin : y a-t-il même une Belgique ? Plane l’ombre de Jules Destrée.

Je ne reprendrai pas ici l’argumentation de l’étude que je viens de publier au Québec, dans le numéro de février dernier (n° 38) de la revue “Imagine...”. Les présentes approches se doivent, comme les autres “panoramiques” de ce dossier, d’être relativement brèves. Mais on sait, et si on ne le sait pas cela témoigne d’un singulier regard sur les réalités quotidiennes, que le caractère à tout le moins fictif de la Belgique institutionnelle déboussole quelque peu la société de ce pays où l’on construit de savants modèles théoriques qui n’ont plus rien à voir avec les réalités sur le terrain. Ceux qui transmutent le réel en objets symboliques pourraient-ils échapper à cette ambiance ? Bien des artistes n’échappent à l’ambiguïté ou à la médiocrité ambiante qu’en choisissant l’exil (d’où ils reviennent parfois plus “belges” que nos compatriotes restés en nos murs). On sait aussi désormais que parler de choses littéraires en Belgique n’est ni simple ni évident, la polémique remplaçant très vite l’approche scientifique (ce n’est pas Marc Qhaghebeur qui me contredira). Pourquoi la SF vivrait-elle en marge des autres arts ? Et tout ce réel tellement abscons et loin des gens n’a-t-il pas fini par entamer ici la capacité à imaginer ?

On peut voir dans la Belgique comme une caricature médiocre de l’esprit petit-bourgeois, un pays où même les insurrections tournent en eau de boudin. Citant Jacques Dubois (L’institution de la littérature, 1978), on dira que les « relations entre littérature et société (sont) cristallisées autour d’une classe, la bourgeoisie » et que forcément le roman réaliste a été privilégié, dans cette optique. Pour ce critique, il est alors logique pour l’institution dominante que « les formes du fantastique se trouvent le plus souvent délaissées ». Oui, mais, et le Fantastique belge, justement ? Jean-Baptiste Baronian, dans son introduction à l’anthologie La Belgique fantastique (1975) parlait d’un “fantastique de réaction” : réaction envers ce conformisme petit-bourgeois et cette société trop balisée, trop sage, trop plate (sans jeu de mot). On peut avancer que le succès du fantastique en nos terres aura occulté les possibilités offertes par d’autres genres. Il y eut encore la “Belgique sauvage” : symboliste, surréaliste, dadaïste, qui survit au travers du Daily Bul, entre autres, ou chez André Blavier. Mais il y a autre chose.

J’avançais dans l’étude citée (“Qui a peur d’une Belgique fictive ?”) que les rapports étranges qu’un peuple entretient avec sa propre histoire, la culture dominante allant jusqu’à instituer un état de dés-histoire dans les classes subalternes (“l’âme belge” léopoldiste ayant nié ou falsifié les vraies racines culturelles), avait sans doute provoqué et entretenu une certaine méfiance vis-à-vis d’un type de littérature, la SF, où l’idée même d’Histoire tient une place prépondérante. Peut-on parler de l’avenir sans assumer son passé et son présent ? Ceci mérite d’être approfondi et étayé, entre autres par une enquête sociologique. Il n’en demeure pas moins vrai qu’effectivement il n’y a pas de SF francophone belge. A tout le moins pas dans le sens où l’on peut avancer l’existence d’une “école belge de l’étrange”, pour reprendre une expression chère à Baronian ou Bernard Goorden. Il n’y a pas d’école de SF et l’on ne trouvera pratiquement jamais de chapitre “Belgique” dans les ouvrages sur la SF qui tentent de classer par tendances nationales la production du genre. Il est vrai que la littérature francophone de Belgique, la vraie, la “générale” (sic) n’est pas mieux lotie.

Où est la Belgique ?

Si l’on compulse l’Histoire de la littérature française de Castex, Surer et Becker chez Hachette, point de Belgique. Idem dans l’Histoire de la littérature française de Brunel, Bellenger, e.a. chez Bordas. Même chose, chez ce même éditeur, dans la trop connue Collection littéraire de Lagarde et Michard, que ce soit dans l’édition de 1966 ou celle de 1979. Quant à La littérature en France depuis 1945, de Bersani, Autrand, e.a., toujours chez Bordas, elle n’envisage les littératures francophones qu’au travers du Québec, du Maghreb, de l’Afrique Noire et des Antilles. Belgique et Suisse, connais pas. Deux ouvrages échappent à ce constat, mais justement parce qu’ils ont été conçus pour y échapper : Littératures de langue française hors de France, publié en 1976 sous les auspices de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, et Les littératures francophones depuis 1945 de Joubert, Lecarme, e.a., à nouveau chez Bordas en 1986.

Et dans les “manuels” de SF ?

La science-fiction de Jean Gattégno, en “Que Sais-Je ?”, n’envisage hors des USA que les cas de la France et de l’URSS. Les Clefs pour la science-fiction des frères Bogdanoff chez Seghers aborde les écoles américaine, anglaise, française, soviétique, allemande, japonaise et italienne. L’Histoire de la science-fiction moderne de Sadoul, chez Laffont, n’envisage que les domaines anglo-saxon et français. Quant aux écoles dans le Panorama de la science-fiction de Jacques Van Herp, pourtant belge, elles sont américaine, française et soviétique (chez Gérard). Bon, c’est simple, direz-vous en revenant à la première phrase de cet article : il n’y a rien à en dire, de cette SF belge !

Tiens, tiens ? Mais Pierre Versins, grand encyclopédiste devant l’éternel, avait pourtant trouvé matière à trois colonnes et demie, pour l’article “Belgique” de son Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science-Fiction.

Cependant, malgré l’émergence d’une spécificité francophone belge en littérature générale, de vieilles habitudes perdurent, qui font écrire des choses étranges à Daniel Walther dans le tout récent La science-fiction de Guiot, Andrevon et Barlow (chez M.A. Éditions). Il paraît en effet que « la science-fiction belge d’expression française a la chance (c’est moi qui souligne) de se fondre très intimement à la science-fiction hexagonale », ce qui permet à Walther, sous le titre “Belgique et Pays-Bas”, de ne parler que des auteurs néerlandophones et hollandais ! Comme on ne peut supposer qu’il ait touché des pots de vin du CVP, il faut sans doute, hélas, voir une fois de plus à l’oeuvre ici le vieil impérialisme culturel français. Même un écrivain aussi intelligent que Walther serait sans doute surpris si on venait lui prétendre que ce n’est pas nécessairement “une chance” de se fondre dans l’appareil littéraire français.

Et pourtant ils écrivent

Oui, pourtant, ils existent, les écrivains francophones belges de SF. Depuis longtemps. Où les trouver ? Dans Versins, évidemment, mais aussi dans l’essai de Bernard Goorden, SF, Fantastique et ateliers créatifs (Cahiers JEB, 3/78). Et puis, en fouillant Le Rayon SF, la seule bibliographie existante (malgré ses quelques erreurs), on découvre cinq collections et pas moins de soixante-trois auteurs. La première collection, “Le roman scientifique” publié par Polmoss à Bruxelles en 1913, étant d’ailleurs désignée par Versins comme la première série exclusivement consacrée à la SF en langue française. Mais il faut demeurer nuancé : elle ne connut qu’un volume ! Versins, encore lui, donne une collection supplémentaire, “Futura”, douze titres en 1945/46. (Francis et Frédérique Valéry viennent d’en rééditer un fascicule dans le cadre des publications de “l’Académie de l’Espace” : Le monstre du Dr Karlof, historiquement intéressant, mais esthétiquement nul !)

C’est encore en Belgique que paraît à la même époque la première revue spécialisée en français : “Anticipations”, qui connut quatorze numéros (dont certains viennent également d’être réédités par les Valéry, curieux, non ?).

Qui est cité par nos historiens ? Rapidement, survolons un siècle : on peut partir de George Eekhoud (Le coeur de Tony Wandel) et de Rosny Aîné, évidemment. On verra passer, alors, Albert Bailly, Alex Pasquier, Henri-Jacques Proumen, Pierre Nothomb (mais oui !), Georges Simenon, Ege Tilms (Hodomur, l’homme de l’infini, qui a fasciné Bertrand Méheust dans son essai SF et soucoupes volantes), Marcel Thiry, Stéphane Hautem, Jacques Sternberg. La vérité oblige à révéler qu’il existe même un roman de SF (La grande bagarre), signé Jean Doutreligne, qui n’est autre qu’un pseudonyme de... Léon Degrelle ! Jean Ray, bien sûr, a effleuré la SF, comme les univers inconnus d’Henri Michaux. Mais, comme le signale Versins, aucune influence de la SF stricto sensu, telle que codifiée aux USA, n’est sensible chez nous avant que n’apparaisse la vague des années cinquante en France. Et après ? Un amusant paradoxe m’amènerait à dire que c’est pareil !

Lorsque la SF américaine débarque, la plupart des belges qui comptent la vivent ou en parlent à Paris : Sternberg, Éric Losfeld, Jacques Van Herp dans les colonnes de “Fiction” (un article, dans le n° 42 de mai 1957 : “La science-fiction en Belgique”). En Belgique même, aucun relais n’existe, et toute la SF francophone belge va obligatoirement devenir française. “Toute”, d’ailleurs, est un grand mot : il n’y a pas grand chose. Au vrai, durant tout un temps, le seul écrivain belge à intégrer régulièrement des éléments de SF dans son oeuvre sera Henri Vernes (se reporter à la plaquette 33 ans de Bob Morane). Il faudra attendre qu’un fandom se structure et commence à publier. Ce sera “Atlanta” qui tentera l’aventure professionnelle, et nombre de publications diverses dont certaines dureront un certain temps, si je puis dire, quasi jusqu’à nos jours. Des titres : “Lumen”, “Cosmorama”, “Mizar”, “Le Jardin sidéral”, “Multi-matières”, “Le Fanal fanique”, “Octazine”, “Xuensè”... Et il semble que le fandom ait suffit à la plupart des amateurs de SF belges : peu nombreux sont ceux qui ont tenté de se faire publier professionnellement, et y ont réussi (en France, évidemment).

Durant les années soixante et septante, la SF francophone belge semble donc se limiter aux revues ronéotées à diffusion confidentielle. Et sa qualité est fort diverse : pour un fan sachant écrire tel Alain le Bussy, combien de plumes écrabouillées ! Pourtant, à nouveau, une collection belge influe sur le monde francophone et prend une part importante du marché : il s’agit bien entendu de “Marabout” sous la houlette de Jean-Baptiste Baronian. Il y aura la très belle anthologie d’Hubert Juin (autre belge émigré), Les vingt meilleures nouvelles de SF, dans laquelle pas mal de lecteurs de mon âge découvriront le genre. Baronian publie peu d’auteurs belges, il est vrai. Un titre mérite le détour, un roman étonnant, quasi dickien : Jonathan à perte de temps de Vincent Goffart (1975). En 1977, Jacques Van Herp dirige la série "Le Masque - SF" et offre au public Le livre des étoiles de Paul Hanost. Discutable mais qui existe. Hélas, ces deux auteurs se tairont. La même année, Bernard Goorden compose une anthologie de jeunes auteurs, sorte de Futurs au présent avant la lettre, sous le titre Antan en emporte le temps. Elle connaîtra un succès d’estime mais ses participants ne feront pas, eux non plus, beaucoup parler d’eux. Pourtant certains méritaient une plus large audience, comme Henri Wesoly, Michel Gens ou Jean-Marie Thores.

Au total, les dernières années ne verront aucun écrivain strictement de SF s’imposer en Belgique francophone. Au contraire : ce sont des auteurs de littérature générale, parfois fort académiques, qui viendront donner des oeuvres participant du genre : ainsi Charles Bertin avec Les jardins du désert, Jacques Crickillon avec Supra-Coronada, André-Joseph Dubois avec Celui qui aimait le monde (étonnant univers parallèle issu... du Secret de l’Espadon de Jacobs), Guy Denis avec Une phrase pour Orphée. Jean-Baptiste Baronian, qui avait publié chez Opta un recueil bizarre, Le grand Chalababa, s’est tourné comme auteur vers le polar et l’insolite, avec un grand bonheur. Parfois sort une série Z telle que Le gadget de l’apocalypse d’Yves Varende (alias Thierry Martens, ex-rédac’chef de “Spirou”) ou L’oeil du diable de Jacques Thomas-Bilstein. Parfois un écrivain trop paresseux publie l’une ou l’autre nouvelle, en France ou au Québec, comme Serge Delsemme ou le signataire de ces lignes. En fait, la révélation des années quatre-vingt aura été Alain Dartevelle, c’est un fait relativement incontestable. Il a réussi, avec un roman et un nombre déjà conséquent de nouvelles, à pénétrer parfaitement le milieu (puisqu’il écrit désormais dans “Fiction”) et à participer du redéploiement de la SF de langue française dans un espace géographique francophone. Là gît peut-être l’espoir de voir naître d’autres talents wallons ou bruxellois : dans les nouvelles promesses d’édition, par exemple au Québec.

Ou alors, réellement, les auteurs francophones belges ne possèdent pas la fibre SF.

Pourtant...

Pourtant nous possédons l’une des rares bonnes chroniques SF de la presse quotidienne avec Jean-Claude Vantroyen dans “Le Soir”. Pourtant les efforts d’édition parallèle de Bernard Goorden sont couronnés de succès et sa collection “Ides et autres” s’enrichit sans cesse, entre autres avec les essais de Van Herp et l’Annuaire bibliographique qui est devenu un instrument indispensable.

Pourtant une bonne revue d’amateurs est née avec “Phénix”, qui pourrait jouer un rôle important s’il s’ouvrait davantage aux créateurs contemporains.

Pourtant les fanzines existent envers et contre tout, comme “Xuensè”.

Pourtant la critique universitaire s’intéresse au genre et produit des travaux intéressants, comme ce numéro de la “Revue de l’ULB”, Science-fiction et fiction spéculative, en 1985.

Pourtant, donc, le potentiel est là.

Ou reste la science-fiction belge ?

Note

Les cinq collections du Rayon SF :

- "Le roman scientifique", Éd. Polmoss, Bruxelles, 1913.
- "Bibliothèque Marabout-SF", Éd. Gérard, Verviers, 1960-1981.
- "Autres temps, autres mondes", Éd. Casterman, Tournai, 1963-1983 (dirigée par Alain Dorémieux à partir de 1971).
- "Poche 2000", Éd. Gérard, Verviers, 1974-1975.
- "Travelling sur le futur", Éd. Duculot, Gembloux, 1977-1981.

Les soixante-trois auteurs :

Frank Andriat, Ann et Gwen, Luc D’Arcourt, Ed. Augay, Jean-Baptiste Baronian (donné comme français !), Paul Bay, Benoit Becker (en fait un demi auteur : José-André Lacour, l’autre moitié étant J.C. Carrière), Walter Beckers, Henri Certigny, Albert et Jean Crémieux, Alain Dartevelle, Dellfos (pseudo de Losfeld), Henri Delmotte, Jean Doutreligne (pseudo de Léon Degrelle), Raymond Duesberg, André Fernez, Hector Fleischmann, Pierre Goemare, Vincent Goffart, Paul Hanost, Stéphane Hautem, Franz Hellens, René Hensenne, Marie-José Hervyns, Michel Jansen (pseudo de Jacques Van Herp), Henry Kistemaeckers, Francy Lacroix, Emma Lambotte, Gérard Lemaire, Jac Léomar, François Léonard, Carlos Leruitte, Maurice Maeterlinck, Bernard Manier, Marcel Marien, Raymond Mottart, Jean Muno (donné comme français !), Pierre Nothomb, Alex Pasquier, Jacques Pierroux, Gérard Prévot (sous le pseudo de Red Port), Henri-Jacques Proumen, Jean Ray, Anne Richter, Dominique Rolin, Rosny Aîné, Jean Sadyn, M.L. Servranckx, Georges Simenon (sous le pseudo de Georges Sim), Jean-Claude Smit Le Bénédicte, Philippe Sonet, Stanislas-André Steeman, Jacques Sterneberg, Marcel Thiry, L. Marie Thylienne, Ege Tilms, Albert T’Serstevens, Jean-Gaston Vandel, Yves Varende, Henri Vernes, Florent Villois et Monique Watteau.

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