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jeudi 17 juin 2010

Les bayous de Lucius Shepard

En 1992, je donnais au quotidien liégeois "La Wallonie", qui m'avait confié une rubrique consacrée à la SF, un article enthousiaste sur Lucius Shepard. A l'heure où ce dernier revient enfin (du moins je l'espère) au premier plan, voici ce papier...



Un vaudou technologique

Au printemps dernier (1992 !, note de 2010...) sortait le dernier roman traduit de l'Américain Lucius Shepard, Kalimantan, voyage aux origines par la jungle et la drogue. Le premier livre de l'auteur est aujourd'hui réédité, belle occasion de rappeler son parcours.

Lucius Shepard a débarqué des USA tel un météore, lorsque Denoël traduisit deux recueils et Laffont son premier roman, Green Eyes ou Les Yeux électriques. C'était en 1987. Cinq ans plus tard, Shepard est installé dans notre paysage mental, et Gérard Klein nous permet de revenir à ses débuts.

La danse des zombies

Ce roman est d'abord un paysage : au plus profond des bayous, un centre de recherches ranime les morts, en injectant aux cadavres frais une souche bactérienne cultivée sur la terre des anciens cimetières. Installées dans le cervelet et les lobes temporaux, les bactéries du procédé Ezawa provoquent une recombinaison du bagage génétique et raniment l'organisme, tout en programmant une personnalité neuve, nantie de souvenirs propres. Hélas, ces mêmes bactéries font renaître pour tuer, en consommant toutes les réserves de l'hôte.

Le roman suit l'un de ces réanimés, Donnell Harrison, et la thérapeute qui va bientôt basculer toute entière vers lui, Jocundra Verrett. L'un des objets du récit sera leur recherche d'une technique propre à stabiliser la colonie bactérienne : une quête, cheminement universel. L'auteur devient explorateur de l'âme humaine et des forces élémentaires qui parfois s'y révèlent : il navigue sur le fil du rasoir, parfois très proche d'une vision angélique du mysticisme...

Shepard tisse un réseau narratif qui ne cesse de casser la progression logique du récit, basculant (apparemment ?) de la science à l'irrationnel. Très tôt, on invoque le mythe vaudou : les chercheurs eux-mêmes rebaptisent les sujets inoculés du nom très évocateur de "zombies". Sous leur conscience semble en effet exister autre chose, qui les fait agir indépendamment de leur moi : rapprochement évident avec les phénomènes de possession vaudou.

Donnell et Jocundra fuient le Centre, refusant le rôle de cobaye destiné à mourir encore que l'on y réserve au "ressuscité". Alors que celui-ci se découvre des talents de guérisseur, ils rencontrent Otille Valcours, femme étrange entourée de protégés tous plus ou moins dotés de pouvoirs. Le vaudou se fait plus pressant : Otille vit en relation avec sa mythologie. Celle-ci est libérée de toute connotation chrétienne, renvoyant au vodu originel du Dahomey, culte des forces de la nature où les dieux sont des puissances.

Jocundra, native des bayous, pense que le vaudou recouvre bien une autre réalité, mais sa vision demeure intellectuelle et l'empêche de remettre plus profondément en cause les apparences. Elle perçoit différemment les situations vécues par Donnell et offre, dans le texte même, un autre niveau de lecture, évitant de justesse le refus de la science et de la raison au profit de l'irrationnel pur.

Ouvrir un ailleurs...

Un motif central est donc (comme dans Kalimantan) le statut de la réalité, telle que filtrée par les perceptions. Le thème est récurrent chez Shepard, qui s'attache partout à dévoiler la machinerie derrière la toile du décor ! Et toujours, chez lui, le réel naît de l'esprit : le solipsisme est perpétuellement présent. Ici, les approches se conjuguent et font basculer l'intrigue : du procédé scientifique aux allusions mythiques, du contrôle des bactéries aux guérisons "miraculeuses", jusqu'à la faillite dangereuse de la raison dans l'univers d'Otille, de ses mages et des ses fous mystiques.

Shepard offrait ici, déjà, un récit très structuré, dont la progression ne laisse aucun répit : l'écriture et la mise en place des éléments narratifs donnent à l'ensemble une force peu commune : on pourrait même parler de perversité dans la réussite de ce réel trafiqué proposé au lecteur.

On peut lire Les Yeux électriques comme une explication "para-rationnelle" du vaudou, via ces autres plans de réalité d'où proviennent les forces. Donnell accède-t-il à un autre univers ou n'est-ce qu'illusion née des bactéries et des champs magnétiques de la "veve", ce motif rituel vaudou qu'il fait réaliser en cuivre massif ? Les scientifiques ont-ils libéré des forces incontrôlables, vieille lune qui tente périodiquement de donner une assise au refus du progrès ? Ce serait déflorer ce grand livre que le raconter plus avant et livrer ses clés – d'autant qu'il peut y en avoir plusieurs !

Les perceptions, le réel, la vérité et les pouvoirs de l'esprit (y compris sur l'existence tangible d'un monde) sont ici remarquablement trafiqués et redistribués jusqu'à créer une approche particulière qui puise aux sources de l'individu, de ce qui le rend unique et dans le même temps l'insère dans son histoire et son hérédité : son patrimoine génétique.

(Lucius Shepard, Les yeux électriques, Livre de Poche, "SF", n° 7150.)

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