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jeudi 27 mai 2010

Retour sur une revue mythique

En cherchant parmi mes vieux articles (encodés sous Word au format de nom de fichier à huit octets, c'est dire - et c'est parfois difficile d'imaginer ce qui se trouve sous ces huit caractères...), je retrouve celui-ci, qu'on garçon sympa me convainquit d'écrire voici douze ans, alors que je participais aux Galaxiales à Nancy. Il préparait un immense hommage à Fiction, la revue d'Opta, et suppliait les anciens collaborateurs du titre de se fendre d'un témoignage. Tout ceci doit être parti dans ces limbes éditoriales propres aux projets divers - particulièrement en SF ! -, car je n'ai plus jamais entendu parler de la chose. Ce texte doit donc être inédit, et il est de la cuvée d'un bon malt...



"Quelques années dans des pages (pas si) fictives...

"J’ai appris à lire dans Fiction. Bon, c’est peut-être une affirmation légèrement hyperbolique. Disons que j’ai appris la science-fiction dans Fiction. Je ne l’y ai pas réellement “découverte”, puisque je savais bel et bien qu’existait une telle entité à la fois littéraire et mentale. Mais cela, lorsque j’ai ouvert mon premier numéro de Fiction, je le savais depuis peu. A dire vrai, j’ai même lu Galaxie avant Fiction. La première nouvelle qui me procura un choc fut “Sculpture lente” de Theodore Sturgeon. Dans Galaxie. Mon parcours parmi les revues de SF s’avère dès lors très cosmique : lecteur débutant dans Galaxie, rédacteur et critique dans Galaxies... Mais Fiction... Une des premières nouvelles fut “La chose dans la pierre”, Clifford D. Simak. Je crois que dès que j’ai maîtrisé suffisamment l’acte de lecture, je devins boulimique de celui-ci. J’ai donc avalé, dès les années soixante, énormément de pages imprimées, et imprimées d’à peu près n’importe quoi. Pourtant, même au fil de ma collection de Bob Morane, le traitement romanesque d’un thème scientifique avait déjà ma faveur.

"Dans Bob Morane, c’était une SF particulièrement “hétéroclite”, comme dirait Versins. Ce fut néanmoins Henri Vernes et la maison Marabout qui m’amenèrent vers d’autres territoires, d’autres découvertes. Alfred Elton Van Vogt : Pour une autre Terre. Poul Anderson : La patrouille du temps. Une superbe anthologie d’Hubert Juin, dont je ne savais pas alors qu’il était Belge et auteur de romans régionalistes : Les vingt meilleurs récits de science-fiction. Lovecraft, Matheson (“Journal d’un monstre”), Padgett (“Tout smouales étaient les Borogoves”), Dick (“Le père truqué”)... Il existe des chocs moins enrichissants. On ne s’en remet pas : j’ai acquis de mes rares deniers la collection “Chefs d’Oeuvre de la Science-Fiction”, préfacée par Jacques Bergier chez Rencontre. Hétéroclite également, pour le moins.

"J’ai alors découvert qu’existaient des revues publiant ce qui devenait mon genre favori, des revues mensuelles, disponibles chez les libraires liégeois ! Elles n’étaient pas distribuées en très grand nombre, il fallait parfois les dénicher derrière une pile de Reader’s Digest : chaque mois cela devint une chasse angoissée, récompensée par quelques heures de lecture entre Ophiucus et Fomalhaut. Fiction devint un rendez-vous régulier dès 1971. La revue ne contenait, ô surprise, pas uniquement des nouvelles : critiques, échos, courrier furent les relais indispensables pour apprendre la science-fiction. Un véritable outil pédagogique. Oui, j’ai appris à lire la SF dans Fiction. Vers la même époque venaient de naître “Ailleurs & Demain” et la série SF de J’ai Lu. Mais Fiction possédait ce que ne possédera jamais la meilleure collection : un rédactionnel. J’ai appris qu’il y avait non seulement des écrivains, mais également des fans, des fanzines, des conventions. Je m’y suis retrouvé plongé assez rapidement, entre le lycée et l’université. A défaut de refaire le monde, j’allais refaire la SF !...

"J’ai rejoint Fiction en 1977. Brièvement. Rétrospectivement, voilà un parcours étonnant : lecteur néophyte de la revue en 1971, j’y étais publié comme auteur en mai 1977. Une sorte de rêve, la revue d’Émile Opta étant alors le symbole même du mythe et de la reconnaissance que le genre pouvait offrir aux jeunes écrivains. Il est vrai que l’amitié de Michel Jeury n’aura pas été inutile, puisqu’il devait me convaincre qu’on ne gagne rien à garder ses textes au fond de ses tiroirs, et qu’un jour il faut bien décider qu’on les soumet à un regard professionnel, fut-ce pour se les voir refusés... Mais Daniel Riche, qui commençait à sélectionner des textes, dans une période d’interrègne et avant même d’être désigné à la fonction de rédacteur en chef, m’accepta “Aux couleurs d’un rivage blond” sans y changer une virgule, soulignant sa surprise face à une écriture qu’il qualifiait de “très professionnelle”. J’étais le premier à en douter : il ne s’agissait que du cinquième ou sixième texte que j’avais réussi à terminer ! Pourtant, professionnel, je ne l’aurai jamais été en tant qu’auteur dans Fiction (ni davantage ailleurs, faut-il ajouter). Ce fut mon unique nouvelle publiée. Alors que la revue allait vivre encore dix bonnes années, jusqu’à ce fatidique an de grâce 1989, et que nombre de talents de la SF francophone y feraient leurs armes, je n’ai plus rien proposé à ses responsables successifs. J’étais déjà cyclothymique. Une trentaine de nouvelles en un peu plus de vingt ans, cela ne fait pas un écrivain.

"Je revins en 1982, non plus comme auteur, mais comme critique. Depuis la création de mon propre fanzine, Between, en 1974, j’aiguisais ma plume ici et là, de comptes-rendus en analyses théoriques. Durant de nombreuses années, lorsque je me croyais sec rayon inspiration et incapable de pondre une ligne de fiction, j’ai développé mon goût pour le commentaire et la dissection. On n’a pas fréquenté pour rien une fac’ de lettres, il en reste toujours quelque chose... A nouveau, quelqu’un me poussa gentiment mais fermement à présenter mes services à Alain Dorémieux, de retour à la barre depuis 1980. Dorémieux, un nom aussi mythique que Fiction, l’idée d’un mandarin éloigné, qui aurait négligemment attribué bonnes et mauvaises notes aux jeunes collaborateurs... Mon premier papier parut dans le numéro de décembre 1982 : il était consacré à un roman de Jeury, Le vol du serpent. Malgré les hauts et les bas du travail de rédaction dans des conditions pour le moins dispersées, j’en garde une impression de complicité et d’honnêteté. Jamais Alain Dorémieux n’a caviardé un de mes articles.

"J’ai eu la surprise d’un coup de téléphone, en 1983, pour me demander de couvrir un bouquin : je crois que personne ne voulait s’occuper de Fondation foudroyée... Puis il m’a sollicité de quelques pages sur le thème “science-fiction et critique”. J’ai travaillé ainsi jusqu’en mai 1987, avec une interruption entre octobre 1985 et juin 1986, lorsque les douleurs de mon histoire personnelle me tinrent éloigné de tout clavier. C’est dire si j’ai senti la montée de la déliquescence après le départ définitif de Dorémieux, en 1984. Marée montante, disait Marion Zimmer Bradley : l’état de Fiction et des Éditions Opta suivit hélas la marée descendante, en abandonnant nombre d’épaves au passage, la saga des locaux de la maison étant à ce titre symptomatique. Ce fut, certes, toujours pour le moins bordélique. J’ai connu la rue d’Amsterdam et les piles de bouquins encombrant les bureaux, les couloirs et le palier (seuls l’escalier et le vieil ascenseur durent y échapper). J’ai découvert alors, lorsque je tentais de me faire payer ma nouvelle, aux alentours de l’une des liquidations judiciaires, qu’on pouvait franchement pratiquer le paiement en nature, et embarquer autant de volumes du C.L.A. que la maison vous devait de droits. Tout s’est terminé quai Conti, et c’était bien pire, où il m’est arrivé de déposer mes chroniques dans un réduit à rue également encombré, particulièrement de cartons, territoire exigu sur lequel régnait néanmoins avec classe et efficacité Juliette Weingand. Lorsque celle-ci est partie, l’acte de décès de Fiction était prononcé. La revue eut-elle survécu encore, son adresse serait peut-être devenue celle d’un placard à balais...

"Voilà comment je suis passé dans les pages de Fiction : un peu par hasard, longtemps abasourdi d’être là, ma signature présente aux détours de pages similaires à celles parmi lesquelles je fis mes classes d’amateur de SF. Si peu auteur, pas mal critique, cela résume mes activités dans le genre, et il est plutôt légitime que ma présence au sein de notre revue phare ait connu la même proportion. Ce qu’elle m’a apporté est donc en quelque sorte disproportionné : grâce aux quelques milliers de signes d’un travail qui n’en était pas, tant le plaisir y figurait, j’ai appris énormément. J’ai rencontré du monde, j’ai donné à lire deux ou trois papiers que d’aucuns ont bien voulu ensuite, avec indulgence, retenir. Lecteur de Fiction, j’ai découvert et intégré le fandom, j’ai appris que la lecture passive pouvait être conjuguée à une activité frénétique. Écrivain, j’ai connu la chance de voir mon nom aux côtés d’autres qui souvent étaient mes maîtres. En 1977, le soutien de Daniel Riche m’a poussé à tester ailleurs mes capacités, ce qui produira un an plus tard ma sélection par Philippe Curval pour Futurs au présent, autre espace désormais mythique. Critique, j’y ai développé mes outils d’approche, même si l’on devait se soumettre aux lois d’attribution des ouvrages à chroniquer, ce qui est en définitive un apprentissage de la modestie.

"C’est sans doute grâce à cette référence que j’ai pu persister dans l’analyse, rejoindre d’autres revues et d’autres médias, devenir le chroniqueur d’un quotidien liégeois et me voir invité lors de très sérieux colloques consacrés aux paralittératures, aux côtés de Gérard Klein ou de Jacques Goimard... Qui ne serait heureux d’être passé par là ? A quarante-quatre ans, on commence à voir un certain nombre de ses souvenirs se nimber d’une certaine indulgence. Je n’ai jamais connu le Fiction de la grande époque, celle des Maurice Renault, Jacques Bergier, Igor B. Maslowski ou Fereydoun Hoveyda. Ni celui d’Alain Dorémieux (première période), Gérard Klein ou Jacques Goimard. C’est assez évident : la revue et moi sommes nés ensemble, à six mois près. Quant aux derniers cités, j’ai finalement pu les approcher de fort près, travailler et discuter avec eux, en dernière analyse me retrouver adoubé, devenu partie prenante d’un univers dont nul ne contestera qu’il contient certaines des choses essentielles à la survie sur cette planète. Peut-être est-il solipsiste, Greg Egan en témoignera, mais qu’est-ce qu’on s’y sent bien ! Je conserve quelques enthousiasmes et quelques naïvetés adolescentes.

Dominique Warfa,

lundi 8 juin 1998"

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