C’est une langue belle
avec des mots superbes. Nul besoin de se poser en admirateur d’Yves Duteil
pour aimer ce vers, qui allie la balance mélodique à la vérité du sens qu’il
porte. Ce sont les mots qui me sont tout naturellement venus à l’esprit à ma
dernière lecture, celle-là qui me pousse aujourd’hui à renouer avec ce blog si
souvent et depuis si longtemps délaissé. Une langue admirable, dont la
recherche est telle qu’elle coule naturellement, torrent de montagne qui
emporte d’emblée le lecteur. Une langue précise et sensuelle, évocatrice sans
pareille des lieux et des gestes, des odeurs, du toucher et de tous les sens.
Une langue déployée sans retenue mais avec exactitude, qui fait mieux que
décrire : qui évoque et rend vivants ceux qu’elle présente, ceux qui en
usent, ceux-là aussi qui ne font que passer, fussent-ils un bon gros chien
débonnaire... Une langue enfin, au service d’une narration qui pareillement
emporte, et très vite lie le lecteur au monde qu’elle donne à voir, à sentir, à
ressentir, même s'il s'agit d'un autre monde.
Si, parfois, quelque tournure peut laisser pantois, un
rapide retour sur sa lecture, un second passage attentif à chaque évocation de
la phrase, ne peuvent que forcer à conclure : mais oui, lecteur trop
pressé, il fallait évidemment que ce fut écrit de la sorte ! C’est un
récit victorien, parfois, semble-t-il, empesé comme les jupes de ses
protagonistes, parfois, aussi, enlevé d’une joie interne et d’un intense désir
de vie et d’exploration. C’est un récit de questionnement et d’enquête, aux
limites du monde des vivants et de ceux qui ne le sont plus. Au gré des rues de
Londres et du brouillard qui les noie, c’est un récit qui passe hardiment du
quotidien domestique aux trouées d’un au-delà étrange, bruissant d’une autre
vie. On y parle disparitions, spiritisme, fantômes et godelureaux. On songe au
dernier Conan Doyle et on ne s’étonne guère de découvrir en Mary-Gaëtane LaFay
une médium tellement rationnelle.
On est au cœur du premier grand roman, même s’il est bref –
trop peut-être, ou peut-être pas, de Christine Luce. Il a pour titre « Les
Papillons géomètres », et il est envoûtant. André-François Ruaud et ses
Moutons Électriques viennent de nous l’offrir, sous un emballage éditorial
soigné et tellement agréable, qui doit une bonne part de son attirance en tant
qu’objet au remarquable travail d’illustrateur de Melchior Ascaride. (En sus de
la publication au sein de la « Bibliothèque Voltaïque », voilà que la
maison nous offre un tirage de tête relié toilé absolument superbe !)
Christine Luce n’est pas une inconnue, non plus qu’il ne
s’agit de son premier livre : le Carnoplaste a d'ailleurs récemment publié son
« Charlotte Caillou contre les Zénaïdes », et on se souviendra que
Christine fut la cheville ouvrière d’un certain « Bestiaire humain ».
Ce roman-ci pourrait sans doute trouver sa place sous l’étiquette de fantasy
urbaine – mais faut-il toujours une étiquette ? La quatrième de couverture
nous parle de « fantasy spirite
aussi trouble qu’un verre d’absinthe, comme une rencontre de Nerval avec Neil
Gaiman ». Hé bien oui, pourquoi pas ? Eve Blake a donc disparu. La
police londonienne veut croire en une fugue amoureuse, alors que son mari,
l’éditeur-imprimeur John Blake, la sait morte, intimement. Publiant des textes
spirites (on voit passer l’ombre d’Aleister Crowley), John finit par s’adresser
à une médium, Mary-Gaëtane LaFay. Chaque année, avec régularité, John revoit
son aimée par son entremise, jusqu’au jour où malgré le rituel immuable, le
contact ne se fait plus. Eve est dans un au-delà, certes, mais comment a-t-elle
pu y disparaître également ? Alors une sorte de frénésie s’empare des
protagonistes du récit, qui vire à la quête indiciale, emmenant Mary-Gaëtane
loin de son salon propret, là où Londres bascule, là où on peut rencontrer des
habitants étranges, glissés soudain d’autres dimensions. Pour être plus fluides
et immatériels que des Londoniens tangibles, ceux-ci n’en sont pas moins
détenteurs de pouvoirs, d’envies, de secrets, poursuivant leurs propres buts.
Car on cherche également au cœur de l’autre monde, et un curieux
« Enquêteur » vient prêter main-forte à la médium. Christine Luce
mélange effrontément les esprits et les vivants, jusqu’à nous offrir une union
remarquable des mondes, des puissances, de l’inconnu... Elle le fait, je le
répète, dans un grand souffle romanesque enrichi d’une langue gourmande, beau
reflet des horreurs de la rue et des malédictions de l’au-delà. Et puis
l’enquête se résout.
Mais le lecteur attentif au déroulé narratif attend, lui,
des nouvelles de cet outre-monde : l’Ancienne, le plan, la Hurle, l’abductio, la chose de la Morgue...
(Déroulé narratif, j’aime bien. Mieux que diégèse, non ?) Alors, Christine
Luce, un autre appel de l’au-delà ? Les papillons de nuit, tes papillons
géomètres qui viennent se brûler les ailes aux sources lumineuses, tu nous
parle de leur « obstination (à) atteindre la lumière et ce qu’elle est
censée leur apprendre », comme Mary-Gaëtane ou son amie Maisy, comme
l’Enquêteur. Nous aussi, lecteurs, on aimerait continuer d’en apprendre
davantage. Voilà. Ce très beau livre qui luit dans le noir, je l’ai terminé
hier, à petites gorgées comme un thé très noir, et il me fallait en parler très
vite.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire