J’ai découvert Michel Jeury au travers de l’immensité d’un écrivain qui m’a de suite subjugué lorsque j’avais aux alentour de vingt ans. Quarante ans et quelques poussières plus tard, c’est l’homme Jeury qui demeure le plus profondément inscrit dans l’orbe et la roue des souvenirs qui tournent en moi.
Certes,
j’ai relu voici quelques années un grand pan de l’œuvre de Michel dans
l’optique d’un article qui fut un pur bonheur à écrire, car il me semblait que
je le lui devais. Et du Jeury, cela me fait toujours le même effet aujourd’hui
que lors des premières lectures : un choc et un plaisir intense. Une prose
telle que celle du Temps incertain,
qui entraîne son lecteur à ne plus se poser les questions de la forme et du
fond, car l’un implique nécessairement l’autre, demeure une œuvre que l’on ne
peut placer que parmi les plus importantes du siècle dernier, je pense.
Néanmoins,
mes souvenirs sont également ceux de l’homme généreux, de l’esprit incisif et
disponible, de celui auquel on osait soumettre ce que l’on faisait car on
savait qu’il réagirait, qu’il le ferait de manière précise et juste, et si cela
s’avérait nécessaire, qu’il aiderait.
Je
me souviens que Michel, lisant mes premières tentatives en science-fiction, me
disait simplement : « tes défauts tu les connais », à charge
pour moi, et certainement tous les autres, de les corriger.
Je
me souviens de Michel me disant aussi : « tiens, il y a une
possibilité dans telle revue, il y a une anthologie qui se fait, mais ne te
fais pas d’illusions, ce n’est pas parce que Jeury collera le timbre qu’ils
liront ta nouvelle avec plus d’indulgence ». C’est pourtant grâce à lui
que Daniel Riche, pour Fiction, puis
Philippe Curval, pour Futurs au présent,
m’ont accueilli. Car Michel était, ainsi que pourrait le dire Laurence Suhner,
un « Ouvreur de chemins » : quelqu’un qui conseillait, qui
aiguillait, qui indiquait la porte à laquelle frapper, et les mots qui seraient
adéquats.
Je
me souviens de Grenoble en 1974, une convention européenne ensoleillée et cet
écrivain que j’osais à peine aborder, qui sillonnait le campus en serrant une
mallette et que j’ai fixé sur pellicule, le pauvre, avec le soleil dans les
yeux. Je me souviens d’une autre photo, qui doit traîner sur Facebook, où nous
étions assis dans l’herbe, lors de l’une des nombreuses tables-rondes
politiques de l’époque. Et d’une chemise rouge. A fleurs.
Je
me souviens de sa venue à la convention de Liège, en Belgique, chez moi, en
1976, de son humilité tout en étant le centre de beaucoup d’attentions, au
foyer du centre culturel des Chiroux, là où se tenait une partie de cette
convention à laquelle je l’avais invité et pour laquelle il m’avait offert une
nouvelle, « Jupiter et les cadres », qui deviendra plus tard
« Le Projet des Nains blancs ».
Je
me souviens de complicités lors d’une autre occasion, à Gand, en 1977. D’une
nuit passée à refaire la SF à défaut du monde, à l’occasion de la mise au point
des bases d’un univers collectif. Nous devions être une dizaine autour de
Michel qui jetait si simplement des tonnes d’idées, à la volée. Pascal Thomas
en était, comme Éric Vial ou Serge Delsemme. A Gand, Michel a également pioché
dans la gastronomie flamande.
Je
me souviens d’un voyage en camping sauvage avec un copain, vers l’été 1977,
durant lequel nous sommes parvenus à Issigeac après avoir traversé l’un de ces
orages que Michel avait décrits dans « Ouragan sur le secrétaire
d’état ». Il en avait ri tout en clignant de l’œil. Nous avions enregistré
un long entretien dans une pièce de la maison de ses parents.
Je
me souviens d’un autre accueil, lorsqu’en guise de voyage de noces, en 1981, je
baladais Ariane, mon épouse, d’un point de chute science-fictionnesque à un
autre. Nous avons alors connu ce ténébreux manoir périgourdin, ses pièces
endormies, sa literie faite pour les amoureux, la table où travaillait Michel
(était-ce alors sur L’Orbe et la
Roue ?), son rire en me montrant un emballage de semi-conducteur qui
trônait dans la bibliothèque et sur lequel, à la place du traditionnel made in, il était indiqué une liste de
pays possibles de fabrication, l’origine exacte étant indéterminée. Je me
souviens aussi de la cuisine du manoir et de la manière dont Nicole nourrissait
ses invités !
Michel
a négocié un virage au large de la science-fiction, nous nous sommes moins vus,
nous nous sommes écrit pas mal, et les mots qui me parvenaient étaient toujours
empreints de gentillesse envers moi et les miens, des mots humains et des mots
de liberté.
Je
regrettais que tout doucement on parle moins de Michel dans le milieu SF, qu’il
faille expliquer aux nouveaux lecteurs qui il était et quelle était son
importance, mais que malheureusement on trouvait de plus en plus difficilement
ses livres de science-fiction. 42 a entrepris de mettre à disposition en ligne
l’intégrale des nouvelles, Les Moutons électriques et Richard
Comballot ont commencé un beau travail, il y a eu ce numéro de Galaxies auquel Pierre Gévart m’a permis
de collaborer. Et puis ce fut ce météore, May
le monde, qui renouait avec les grands « Ailleurs et demain » et
se révélait en tous points digne de ses prédécesseurs. Inclassable avait dit
Serge Lehman. Tous, nous aurions préféré qu’il ne soit pas le dernier.
Dans
mon exemplaire du Temps incertain, la
dédicace, qui date de Grenoble, dit « Rendez-vous à la convention de
La-Perte-en-Ruaba, en 2074 ». J’ai bien l’intention d’y être.
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