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lundi 20 novembre 2023

Dieter Herman Comes et la part sombre de l’homme

 

À l’occasion d’une publication de Stefan Platteau, qui revient sur Silence via un réseau social bien connu, je repense à la belle personne qu’était Didier Comès, et je retrouve ce petit texte de présentation d’une exposition datant de 1985...

 

Dieter Herman Comes et la part sombre de l’homme

 

Dominique Warfa

 

Les arrière-petits-enfants de Descartes ont lu la Bhagavad-Gita et Jean Ray. Les collections d’ouvrages d’occultisme et d’ésotérisme n’ont jamais eu autant de succès. Jung revient en force et la Sorcière de Michelet devient un dessin animé : Belladonna [1]. Le genre fantastique investit tous les courants artistiques. Parlez de sorcellerie et vous fascinerez les foules.

Peut-être lira-t-on ces phénomènes à la lueur d’un nouveau millénarisme, comme signes de la crainte d’une civilisation parvenue à une étape décisive, cruciale et difficile de son existence. Comment ne pas voir un seul et même mouvement socioculturel au travers de la contestation généralisée du modèle rationnel strict, contestation qui part de l’efflorescence des sectes de tout poil pour former une nébuleuse multiple autour de l’ésotérisme, de l’occultisme, des spiritualités orientales, de l’archéologie-fiction ou de la parapsychologie, et s’incarner enfin en productions symboliques dans un regain de l’art fantastique, qu’il soit littéraire, pictural, graphique ou cinématographique ? En cette fin de siècle, Descartes semble bien malmené, alors même que les sciences exactes les plus poussées semblent parfois rejoindre la mystique (ainsi des travaux de Ruyer [2] ou de Prigogine [3], des passerelles tendues aux sciences dites humaines, du colloque de Cordoue qui rassembla physiciens quantiques et parapsychologues). Certains scientifiques redécouvrent apparemment la “prudence métaphysique” suggérée chez le Bachelard du Nouvel esprit scientifique [4].

Le roman (l’intéressant) redevient quête initiatique, recherche de l’Absolu. Les hérésies médiévales se font bestsellers par l’écriture d’Umberto Eco (Le Nom de la Rose[5]. Le public ovationne la mise en scène d’Albert-André Lheureux pour Le Roi-Pêcheur de Gracq, et se découvre Perceval [6]… L’intérêt manifesté envers le celtisme a produit l’Excalibur de John Boorman [7] et le Bran Ruz d’Auclair [8]. Druides et fées survivent dans l’imaginaire des peuples, malgré l’intense répression chrétienne. Quelques siècles après eux, la même répression s’attachera aux sorciers et sorcières, qui continuent de nous hanter, ayant pris figure de l’opprimé en révolte.

Il y aurait beaucoup plus à dire encore sur le sens de tous ces mouvements qui en appellent aux imaginaires, au sacré, à l’occulte, aux pouvoirs secrets de l’homme, bref, à sa part sombre. Mais le fait est patent, et désormais profondément inséré dans la trame de notre quotidien. On peut nommer cela désir de merveilleux. La part sombre de l’homme (sombre car relativement inconnue, et non sombre car mauvaise !) est celle de son inconscient. L’artiste qui manipule ces forces et lève de voile de l’inconnu touche immanquablement droit au cœur. L’homme doit apprendre à connaître son inconscient. Le fantastique le lui montre et le met en scène. Le cinéma, la littérature, la BD forment le surnaturel en objet symbolique propre à rencontrer le public le plus large. Jean-Baptiste Baronian a remarquablement dépeint l’auteur fantastique : « celui qui a la témérité de dire que ce sont des incertitudes et des ténèbres qui président à la vie, que le doute et l’illusion ne se lassent pas de s’y mouvoir, que le sens et le goût du mystère ne sont pas des mystifications, que l’inadmissible n’est pas une simple chimère, une simple et simpliste vue de l’esprit, qu’en un mot notre pensée et notre regard sont perpétuellement confrontés à l’inconnu et assaillis par des forces obscures – et qu’il y a lieu de les connaître et par-dessus tout de les re-connaître » (in Un nouveau fantastique[9]. Cet artiste est magicien et sorcier. Didier Comès (francisation d’après-guerre de son nom de naissance Dieter Herman Comes) est l’un d’eux.

 

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Pour l’heure, il s’agira donc essentiellement de magie et de sorcellerie ancrée dans la ruralité de nos Ardennes La sorcellerie dans le bocage, pour reprendre la belle expression de l’ethnographe française Jeanne Favret-Saada (dans Les mots, la mort, les sorts[10]. Le choc supporté par le lecteur lorsqu’en février 1979 la revue (À Suivre) commença de publier le Silence [11] de Didier Comès est toujours présent aujourd’hui, pour qui se promène dans les grands panneaux de l’exposition “Magie et sorcellerie au Pays de Silence” [12], et se laisse porter par un graphisme qui atteignait sa plénitude et choisissait de nous parler de la vie paysanne imprégnée encore de sortilèges, de rancœurs, de haine et de mort. Tout le contraire de cette vie naturelle utopique et rousseauiste rêvée à l’époque du “retour” à la nature post-soixante-huitard. La campagne dans sa quotidienneté magique, mais de magie noire, de goétie [13]. Dépassant un régionalisme déjà décrépit esthétiquement, Comès opposait (et mieux encore dans La Belette qui suivit [14]) le vieux monde et le nouveau, mais surtout le connu et l’inconnu, celui d’ici et l’étranger. Si le curé ne se montre que fort peu dans Silence, le village tout entier de Beausonge personnifie la peur du monde chrétien (le monde neuf et “rationnel”) face au paganisme ancien né de la Tradition, face aussi au nomade déstabilisateur du clan.

La gitane ne peut qu’être sorcière puisqu’elle est d’ailleurs et différente. Sorcière, donc mauvaise, donc condamnée, bouc émissaire, torturée, exclue de la communauté. Et pourtant, selon l’étymologie, paysan et païen sont un seul et unique mot, le paganus latin. Mais la petite sorcellerie de protection (la chouette clouée à la porte de l’étable, les sorts de La Mouche) est dépassée par le Grand Art de la sorcière rejetée qui crie vengeance. Venue de l’extérieur, elle n’a rien d’officiel et son pouvoir est craint même des sorciers du cru (La Mouche, Crèvecoeur). Les niveaux symboliques sont multiples chez Comès : le réel est pluriel et la “vérité” toujours bancale. Noir ou blanc ? Bon ou méchant ? La sorcière victime est également la manipulatrice de Silence. Incarnation du village face à l’Autre, Mauvy est également maître (économiquement) de ce même village et donc craint, voire haï, de ses concitoyens. Les différents plans narratifs ont pour effet de découper dans la chair du réel (du moins du réel représenté, c’est-à-dire de l’image du réel) montré par Comès les silhouettes de personnages et de situations universelles. Ici, la BD quitte son statut d’art “mineur” (le neuvième !) pour atteindre au caractère fondamental d’une expression qui interroge l’esprit humain. De telles œuvres sont rares, faut-il le préciser, même ailleurs qu’en BD !

Et que Comès ait choisi pour ses œuvres majeures de camper sur les terres du surnaturel s’inscrit dans son incessante interrogation sur la part sombre de notre esprit, interrogation lancée avec l’image de la mort dans Le Maître des ténèbres [15] et L’Ombre du corbeau [16]. Il est bien de ce temps qui, nous venons de le voir, dépasse la rationalité pour s’ouvrir sur l’intérieur de soi. Dans La Belette, le garçon autiste renouera avec les forces primordiales de la terre (le culte de Déméter) grâce à son monde intérieur alors que son père, faisant métier de communiquer (réalisateur télé) demeure sourd aux signes et préfère travestir et dénaturer le réel au nom de la raison. Le fantastique de Didier Comès n’est jamais gratuit. Il ne se contente pas de jouer avec des structures et des procédés qui favoriseraient simplement la mise en scène tragique du récit : il est ancré à sa terre, notre “Alsacien de Belgique”, et il rend symboliquement par le récit surnaturel sa perception des forces qui gouvernent éternellement le monde rural, malgré la politique agricole européenne et les moissonneuses-batteuses ! Plus récemment, son exploration de l’esprit prendra un tour plus psychologique : ce sera Eva [17] et le motif éternel du double, de la gémellité pathologique, un récit intimiste, feutré, mais cruel et violent. C’est toujours la part sombre de l’homme.

 

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Un dernier mot sur la sorcellerie et les sorcières. Si l’exposition peut sembler décrire la magie d’après ses moyens opératoires, somme toute mécanistes, il convient de garder présent à l’esprit le caractère révolté de la sorcière. La fin de ce siècle se rapprocherait donc symboliquement du Moyen-âge des trois ordres, contrôlé par les féodaux, surveillé (et puni chuchote Foucault [18]) par le clerc et le magistrat, deux hommes qui souvent confondent leurs robes. Michelet l’a compris et analysé le premier : le seul mouvement de révolte alors possible était la sorcellerie. Aujourd’hui, entre la féodalité du circuit économique mondial et l’ordre moral de la doxa, souverainement représentée par une TV méprisante (Gérald dans La Belette), la marginalité fait retour sur l’intérieur de l’homme : ses pouvoirs. Et c’est le déchainement de l’occultisme et de l’ésotérisme, parfois ramenés à un vil marchandage par l’édition, parfois générateurs et détonateurs de conceptions artistiques dont Comès est un exemple idéal.

Dès lors Didier Comès lui-même est un sorcier, qui peint et met à nu les hantises de ses contemporains, en se révoltant face aux normes cléricales ou culturelles (la télé comme concurrente du curé).

Enfin, la réponse contemporaine au sorcier par la société marchande organisée et “rationnelle” n’est plus le bûcher : il s’agit maintenant d’exclure, de marginaliser à outrance, sans appel, de déclarer l’autre radicalement étranger au monde “normal”. Bref, le fou se fait enfermer. La mauvue, de nos jours, se nomme maladie mentale. La peur génère l’enfermement. Il est dans la logique de ce monde froid et mécaniste de voir Silence accomplir un séjour en psychiatrie face à des êtres fermés qui agitent convulsivement leurs tests de Rorschach, modernes avatars du talisman ou de l’amulette.

La “part sombre de l’homme” fait peur aux hommes. L’artiste possédé par le fantastique et le surnaturel doit prendre sur lui d’éveiller quelque peu ses contemporains.

Revisiter la sorcellerie rurale, comme s’en aller voir le Mahabharata en Avignon [19], participe de cette nécessaire ouverture, de tout ce mouvement qui travaille notre vieille rationalité décidément bien ébranlée.



[1] Belladonna est le titre d’exploitation nord-américain de La Belladonne de la tristesse, (Kanashimi no Beradonna, 1973), film d’animation japonais de Eiichi Yamamoto, adaptation de l’essai de Jules Michelet. Son esthétique est inspirée de nombreux artistes de l’époque “Art Nouveau” tels que Gustav Klimt (Sécession viennoise) ou Aubrey Beardsley (1872-1898), qui n’a jamais caché être lui-même inspiré par les bois gravés japonais…

[2] RUYER Raymond (1902-1987), La Gnose de Princeton, 1974. (Ou comment, philosophe français, mieux faire pénétrer ses idées dans le grand public en prétendant relayer les recherches d’un groupe imaginaire de scientifiques américains…)

[3] PRIGOGINE Ilya (1917-2003), La nouvelle alliance, 1978 (avec STENGERS Isabelle).

[4] BACHELARD Gaston (1884-1962), Le nouvel esprit scientifique, 1934.

[5] ECO Umberto, Le Nom de la rose, 1980. (Adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud en 1986.)

[6] GRACQ Julien, Le Roi pêcheur, 1948. (Unique pièce de théâtre de Gracq, Le Roi pêcheur s’inspire de la matière arthurienne et plus particulièrement du Parsifal (1882) de Richard Wagner – et donc, indirectement, de Wolfram von Eschenbach et de Chrétien de Troyes.)

[7] Excalibur, film du Britannique John Boorman (1933), adapte en 1981 Le Morte d’Arthur de Thomas Malory (1405-1471).

[8] AUCLAIR Claude, Bran Ruz, 1978-1981 dans (À Suivre), 1981 en album. (Bande dessinée s’inspirant de la légende celte de la ville engloutie, Ys.)

[9] BARONIAN Jean-Baptiste, Un nouveau fantastique, 1977.

[10] FAVRET-SAADA Jeanne, Les Mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage, 1977.

[11] COMÈS Didier, Silence, 1980.

[12] Réalisée par la Maison de la Bande Dessinée de Liège en août 1985.

[13] Goétie : “art sorcier utilisant les forces négatives et telluriques” – voir le site “Goetie.com”. URL : http://www.goetie.com/flash/site.html (consulté le 4 juin 2014).

[14] COMÈS Didier, La Belette, 1983.

[15] COMÈS Didier, Le Maître des ténèbres, 1981.

[16] COMÈS Didier, L’Ombre du corbeau, 1981.

[17] COMÈS Didier, Eva, 1985.

[18] FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, 1975.

[19] Adaptation de Jean-Claude Carrière et mise en scène de Peter Brook, 1985. (Le spectacle, durant près de neuf heures, sera repris au Théâtre des Bouffes du Nord puis adapté filmiquement par Peter Brook.)

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