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vendredi 1 octobre 2010

Vue en coupe d'une SF malade

Voici donc le quatrième article, un peu plus nourrissant en matière de noms d’auteurs et de titres d’œuvres.
Il clôturait en 1992, à l’occasion d’une publication liée à la convention “française” tenue cette année-là en terres ardennaises (et bibliophiliques) à Redu, cette série d’approches, parfois factuelles et parfois polémiques (je n’écrirais plus de la sorte aujourd’hui un grande nombre de passages).
Cet itinéraire au travers de la SF belge francophone se sera posé au Québec, à Mons (Belgique), en Louisiane et de nouveau en Belgique. Je savais alors que cette recherche était imparfaite.
Je ne sais plus qui m’a pressé de publier à nouveau ces textes, mais le premier retour ne s’est pas fait attendre : Pierre-Paul Durastanti me demande quand je compte actualiser la chose, tandis que d’autres, ici à Liège, me font promettre d’en reparler.
Fort bien. Mais qui publierait aujourd’hui ce genre de recherche, et surtout une bibliographie enfin conséquente et scientifique ?
La question est posée.

Ah oui : mes articles pèsent déjà leur poids de signes, aussi la bibliographie succincte qui concluait cet article dans son édition de 1992 fera-t-elle l’objet du message suivant. Bon courage et merci anticipatif (c’est le moins) à celles et ceux qui m’ont suivi déjà jusqu’ici ou me liront bientôt !



Vue en coupe d'une SF malade
(Les voix du Nord, "Octa Spécial et Xuensè Spécial 10", août, pp.134-148.)

Lorsque l’on aime les beaux titres (si possible légèrement accrocheurs : première conséquence de près de quatre ans de journalisme...), on ne peut résister à la joie d’un détournement tel que celui que vous venez de découvrir.

Pourtant, notre science-fiction (1) peut-elle réellement être qualifiée de malade ? Un peu enrhumée, sans doute : ses représentants sortent peu, et parfois nantis du cache-col de l’imprécision des origines. Ce n’est pas propre au genre. Après tout, dans ce qui paraît comme littérature, en français, à Paris, se cachent régulièrement quelques bipèdes nés au nord de la ligne Longwy-Dunkerque : mais comment le déterminer s’ils ne l’avouent pas ?
En matière de SF, la situation diverge néanmoins légèrement : le milieu étant plus restreint que l’institution littéraire globale, tout le monde s’y connaît peu ou prou ; les parutions espacées (2) de ces derniers temps laissent échapper peu de titres à la sagacité des fans et des critiques ; enfin, la relative reconnaissance d’un réel francophone, même par l’intellocratisme parisien, tend à faire tomber les masques... On sait donc, aujourd’hui, qui est belge, comme on connaît les Suisses et les Québécois. Jacques Sternberg n’a jamais autant ressassé ses origines que ces dernières années, et nul n’a tenté de faire d’Alain Dartevelle un Français. Ce ne fut pas toujours le cas (3).
Malade, notre SF le serait davantage de son petit nombre de représentants (4). En 1988, chargé par la revue montoise “Séries B” d’animer un dossier sur l’état du genre, j’ouvrais un article au propos similaire par ces mots : « Il n’y a pas de science-fiction belge francophone » (5). En 1990, Marc Bailly réunit pour la revue québécoise “Imagine...” un numéro spécial “SF belge”, et attaque : « Il n’y a pas de SF de Belgique ! » (6). Curieuse manière d’envisager le sujet que l’on est censé traiter ? Ou plutôt réalisme ?...
Des œuvres de SF existent néanmoins, parfois importantes, parfois étendues, et bel et bien signées d’auteurs francophones de nationalité ou d’origine belge. Mais ce sont souvent des œuvres quasi uniques, ainsi que le notait déjà Jacques Van Herp lorsqu’il signalait dans "Fiction" (en 1957 !) que « ce qui caractérise la production belge (de SF) est le fait qu’il s’agisse d’auteurs occasionnels » (7). Le malentendu porte sur le fait qu’il est ainsi difficile (voire impossible) de définir une école belge de SF, alors même que nul ne conteste l’existence de cette “école belge de l’étrange” qui fit et fait encore les grandes heures de notre Fantastique. Nul ne nie qu’il existe une SF américaine, une SF britannique, une SF française, voire même des SF italiennes, allemandes, japonaises ou plus exotiques encore, possédant chacune leurs caractéristiques en termes d’approche sociocritique : il y a des modèles nationaux (8), que l’on peut transgresser mais qui constituent une solide assise au genre. Rien de tel pour la SF en Belgique francophone : j’ai tenté ailleurs d’en analyser de possibles raisons en dépeignant le “biotope” socioculturel ambiant et ses enjeux (9).
Mon propos sera ici différent : étant donné les acquis qui viennent d’être rappelés, et sachant que le petit monde de la critique SF, comme les fans du cru, s’accordent désormais pour reconnaître l’inexistence d’une SF belge (10) constituée, il demeure pourtant d’un certain intérêt critique (et bibliographique) de dresser l’inventaire de ces écrivains natifs de Bruxelles et de Wallonie qui crurent pouvoir investir de leur plume le territoire science-fictif. Ne fût-ce que pour faire mentir Daniel Walther, qui pensait pouvoir écrire en 1987 que « la science-fiction belge d’expression française a la chance de se fondre très intimement à la science-fiction hexagonale » (11).
La chance, réellement ? Les dernières années de ce siècle sont sans doute devenues très chatouilleuses sur le plan des nationalismes, et la SF devrait être l’un des lieux de résistance à toutes ces idées puantes qui sortent des fosses communes de l’Histoire et embrasent les marches de l’Europe. Pourtant, on ne m’ôtera pas de l’esprit qu’une bonne connaissance de ses racines socioculturelles constitue justement la meilleure assurance d’ouverture et de tolérance : ne sont-ce pas les peuples et les individus peu assurés de leur identité qui sont tentés de pratiquer la haine et l’exclusion ?
On peut penser que le propos, ici, se situe à un niveau nettement moins ambitieux. Pourtant, en matière culturelle, aucune attitude n’est réellement neutre. Et puis, si cet essai historico-bibliographique peut se révéler d’une quelconque utilité aux chercheurs qui suivront comme aux lecteurs curieux, voilà sa plus belle justification.

Notre SF ne possède donc pas la même histoire bien remplie que la française, ou a fortiori l’américaine. De tout temps, pourtant, certains auteurs se sont projetés dans ses univers, avant même que l’on en fasse un genre littéraire et que l’on songe à la baptiser. Faut-il rappeler que Jean Ray l’aborda à plusieurs reprises, que Jacques Sternberg est une grande figure d’émigré parisien, que d’autres noms s’y sont épisodiquement essayés. Ces dernières années, nos régions peuvent en outre souligner l’apparition d’un écrivain d’envergure et de talent, Alain Dartevelle.
Il est donc plus que temps de tenter une approche historique en même temps que catalographique. S’il existe depuis avril 1989 un fort précieux dictionnaire des auteurs belges ayant touché à la littérature policière (12), ce genre de travail demeure inexistant pour le sujet qui nous occupe. Des bribes de recension ont été compilées (13), mais rien de très grande envergure, rien surtout de très scientifique. Ces quelques pages ne sauraient évidemment constituer qu’un fragment supplémentaire : il faudrait donner à quelque bibliothécaire borgésien le goût convergent de la SF et de la Belgique... J’ai quant à moi conservé de mes années de Collège la nostalgie, bien tempérée par le second degré, du découpage conventionnel de la ligne du Temps : préhistoire, antiquité, moyen-âge, période moderne, époque contemporaine.
Pour ce qui est d’une littérature francophone belge, la préhistoire figurera évidemment toute période antérieure à 1830 (14). Et en matière de SF, cette préhistoire-là attend toujours son homme de Spy ! Le néant. Il faut évidemment se montrer intellectuellement honnête : si la science-fiction naît avec la révolution industrielle (15), donnons-lui le temps de quitter le sein... Bref, notre première balise sera 1835 : on quitte la préhistoire pour l’antiquité.
Henri Delmotte (1798-1836) fait paraître à Mons, chez Hoyois et Derely, un petit in-octavo d’une trentaine de pages au titre délirant (quasi jouannesque) : Voyage pittoresque et industriel dans le Paraguay-Roux et la Palingénésie australe, par Tridace-Nafé Théobrôme, de Kaou’t’chouk, gentilhomme breton, sous-aide à l’établissement des clyso-pompes... (Versins note : « etc, etc, etc. »). Utopie et voyage extraordinaire vers l’Ile de la Civilisation, rien que de très classique en somme. Mais il s’agit bien du premier. Si l’on cite encore Georges Eeckhoud pour Le coeur de Tony Wandel (1884), on en aura quasi terminé avec le siècle.
Quasi – mais le meilleur reste à venir, évidemment : en 1887, Joseph-Henri Boëx, Bruxellois rapidement émigré à Paris, donne sous son nom de plume de J.H. Rosny (plus tard Rosny Aîné) un texte capital, qui porte en germe tout la science-fiction moderne (16) : “Les Xipéhuz”. D’aucuns pourront considérer la présence ici de Rosny comme une récupération “nationaliste”, alors qu’il a mené toute sa carrière en France. Je ne sache pourtant pas qu’il ait jamais renié sa terre natale, d’une part, et d’autre part personne ne déniera aux historiens de la littérature de reprendre Georges Simenon sous le chapitre “Belgique”...
La production littéraire de Rosny va s’étendre sur plusieurs décennies du XXe siècle : voilà l’occasion d’abandonner l’antiquité pour le moyen-âge. Si l’âge d’or (ou, selon Yves-Olivier Martin, la maturité) du roman populaire bat toujours son plein en France (Hetzel, Fayard, Méricant, Tallandier), et mélange joyeusement les premières anticipations aux aventures traditionnelles, nous n’aurons pourtant que peu de titres à nous mettre sous la dent en Belgique. Il faut citer Eugène Demolder (chez qui les Boers envahissent le Royaume-Uni), Hector Fleischmann, Henry Kistemaeckers (qualifié par Versins de « roman du Péril jaune à tuer tous les romans du Péril jaune ») ou François Léonard.
Il faut surtout retenir l’année 1913 et le roman d’Alex Pasquier, Le secret de jamais mourir (suivi de Une histoire d’automates), paru à Bruxelles, aux éditions Polmoss. Il devait être le premier titre de la collection “Le roman scientifique”, il fut hélas le seul. Néanmoins, cette “collection” est entrée dans l’histoire comme la première collection francophone de SF. La première guerre mondiale ferme le couvercle : quelques Rosny, un second François Léonard, c’est tout.
Dans l’entre-deux guerres, le moyen-âge évolue doucement vers une certaine renaissance : on voit passer les noms de Pierre Nothomb, d’Horace Van Offel, de Pierre Goemaere, mais surtout du verviétois Henri-Jacques Proumen (Le sceptre volé aux hommes et Sur le chemin des dieux), qui fait partie du patrimoine francophone global, au même titre qu’Albert Bailly (L’Ether-Alpha, prix Jules-Verne en 1929), Ege Tilms (Hodomur, l’homme de l’infini, qui a tant impressionné Bertrand Méheust) ou Albert et Jean Crémieux, qui seront actifs jusque dans les années 50. En 1936, citons une oeuvre indiscutablement SF de John Flanders alias Jean Ray, Le formidable secret du pôle. Et la seconde guerre mondiale achève sombrement ce moyen-âge science-fictif.
La période moderne de notre découpage débute en 1945 : le poète Marcel Thiry publie un roman écrit en 1938, Échec au temps. Non seulement on peut tripoter le cours du temps (interrogation existentielle de Barjavel, alors), mais on ne se prive pas de le faire. Qui donc, finalement, a gagné à Waterloo ? La même année, un titre fou de Stéphane Hautem : Retour au silence, journal d’un homo citroensis K228bis... Proumen est toujours productif. Et pour respecter la vérité historique, il faut parler de La grande bagarre (1951), politique fiction signée Jean Doutreligne qui narre la troisième guerre mondiale en peignant les Russes sous les traits de nouveaux barbares violeurs de femmes : l’auteur n’est autre que Léon Degrelle. Une curiosité pourtant, pour un ex-nazi : les personnages positifs sont américains.
Surtout, l’édition locale s’active. On connaît (en particulier pour leur qualité médiocre) les fascicules de la collection “Futura” (17). Mais les années 1945-1946 seront principalement les années d’“Anticipations”, dont les quinze numéros seront publiés par les éditions de La Lucarne. Première revue en langue française dédiée exclusivement au genre, elle publiera des textes de qualité diverse, mais mettra également à son sommaire les noms de David H. Keller, Hyatt Verrill et même Jack Williamson. Des problèmes économiques, entre autres l’impossibilité d’exporter vers la France, mirent trop rapidement fin à l’aventure (18).
Entre 1952 et 1956, la science-fiction conquiert la France, et un auteur étonnamment progressiste pour l’époque (au point de susciter l’intérêt de Jean-Pierre Andrevon (19)) apparaît en même temps que la collection “Anticipation” au Fleuve Noir : Jean-Gaston Vandel. Vandel est deux : Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse, nés à Bruxelles en 1913 (certaines sources, non contrôlées, présentent Libert comme français). Les deux amis seront surtout connus sous le nom de Paul Kenny, comme créateurs de l’agent secret Francis Coplan... Vandel publiera vingt titres en “Anticipation”, et un roman isolé en 1954, Le soleil sous la mer. Il marque l’irruption de préoccupations sociologiques dans la SF très “space-opera” que quelques cinglés parisiens importent alors directement des USA.
Parmi ces cinglés, outre les cas désespérés de Boris Vian ou de Pierre Kast, les délires de Bergier et les débuts de Philippe Curval ou de Gérard Klein (bref, l’époque de “La Balance”), on tire du lot le dénommé Sternberg, Jacques, anversois qui s’éclate dans le bouillon de culture de la rive gauche. En 1953, c’est La géométrie dans l’impossible, et le ton est donné. Mais chez nous, 1953 c’est aussi la naissance de “Marabout Junior” et de Bob Morane. Les premiers éléments de SF apparaîtront chez Henri Vernes en 1955, dans Les faiseurs de désert. Ils iront s’accentuant avec les années (20).
Pour ce qui concerne les années cinquante, on tirera encore du lot les frères Crémieux (Chute libre en 1955), la moitié de Benoît Becker (à savoir José-André Lacour, né à Gilly, partenaire de Jean-Claude Carrière pour sept titres dans la collection “Angoisse”), le Liégeois Jacques Pierroux chez Marabout, Michel Jansen alias Jacques Van Herp (Raiders de l’espace en 1955, avec Jean Erland), et l’étonnant Guy Vaes, dont Octobre, long dimanche (1956) se joue des catégories classiques de temps et d’espace en contant une étrange dépersonnalisation, pas très loin de Dick. Vaes publie la même année une nouvelle dans “Fiction”, “Poussière d’un monde”, mais demeure ensuite sur les marges – y compris du point de vue mainstream. C’est un auteur rare.
Les années soixante sont pour partage celles de la littérature populaire et des grandes œuvres isolées. Michel Jansen développe John Flanders dans La porte sous les eaux (1960). André Fernez introduit des éléments SF dans les aventures de Nick Jordan (Virus H-84 en 1960). Sternberg persiste. Et Marcel Thiry donne, en 1960 également, ses Nouvelles du grand possible ; Jean Muno offre une belle allégorie dans L’hipparion (1962) ; Franz Hellens voit se lever en 1967 Le dernier jour du monde. Mais qui sait que Peter Randa, l’auteur de septante-neuf titres en “Anticipation” entre 1960 et 1980, cache André Duquesne, né à Marcinelle en 1913 ? Dans l’univers de l’édition, faut-il rappeler que l’un des premiers phénomènes du poche est belge : la “Bibliothèque Marabout”, et que dès 1960 elle abrite Fantastique et SF (entre autres la belle anthologie d’Hubert Juin, Les vingt meilleures nouvelles de SF). L’aventure Marabout durera jusqu’en 1981. Et en 1963, la maison Casterman commence la publication de la série de recueils “Autres temps, autres mondes”, qui assoira très vite sa réputation d’exigence.
On peut raisonnablement voir les débuts de notre époque contemporaine vers 1970. La science-fiction, en Belgique francophone, va subir comme ailleurs des accélérations et des agitations diverses, qui ne laisseront pas toutes de traces durables, comme ailleurs également. Des auteurs apparaissent. Mais soit ils se tourneront vers d’autres expressions (comme Gaston Compère), soit ils ne persisteront pas (comme Vincent Goffart – Jonathan à perte de temps, livre très dickien – et quelques autres). Jacques Sternberg est toujours là, qui donne Univers zéro et ses Contes glacés, et Jean-Baptiste Baronian ne se contente pas de diriger les collections de Marabout : un recueil purement SF paraît en 1977, Le grand Chalababa. La même année, les éditions Duculot lancent une collection pour adolescents : “Travelling sur le futur”, qui vivra jusqu’en 1981. En France, notre érudit Jacques Van Herp dirigera de 1974 à 1978 la collection SF du Masque.
Au chapitre “ces belges que l’on ignore”, les années septante voient un auteur s’investir dans les “juvéniles” : Philippe Ebly, qui habite la grande banlieue liégeoise. Ses “Conquérants de l’impossible” apparaissent en 1971 dans la “Bibliothèque Verte”, suivis en 1977 des “Évadés du temps”. L’édition belge (André Gérard) élève alors un monument à Rosny Aîné : un gros volume de Récits de science-fiction (1973) – qui contient d’ailleurs pas mal de Fantastique, ou du moins de textes tangents. Autant pour les frontières. Enfin, si l’on trouve alors quelques séries Z, comme Le gadget de l’apocalypse de l’inénarrable Yves Varende alias Thierry Martens (ancien rédac’chef de “Spirou”), un nouveau nom apparaît (en 1979) au catalogue “Anticipation”, après Vandel et Randa : Christopher Storck. Un réel polygraphe : reporter (il a couvert le Congo pour “La Meuse”) sous son nom de Stéphane Jourat (en fait Jouravleff), il aura utilisé un nombre incalculable de pseudos, dont Marc Avril dans le domaine de l’espionnage. Storck est sans doute l’un de nos derniers auteurs réellement héritiers du roman populaire, au même titre que G.J. Arnaud en France.
Mais ces années septante auraient également pu voir naître une “génération”, voire une “école” de SF belge : le début de la décennie est parcouru de groupes actifs tant dans le fandom que parallèlement à celui-ci (que certains jugent alors un peu sclérosé – il faut que jeunesse se passe...). Une anthologie tend même à faire office de manifeste : il s’agit d’une publication de Bernard Goorden, très entreprenant autour de la collection qu’il a fondée en 1974 (21) : Antan en emporte le temps. Publiée en 1977, cette sorte de Futurs au présent avant la lettre aurait dû constituer un déclic : elle rassemblait la plupart des jeunes auteurs qui investissaient alors le champ science-fictif. Déterminer pourquoi aucun relais n’a réellement permis à ces écrivains de persister demanderait une autre analyse. Certains d’entre eux méritaient pourtant une plus large audience, et on songera à des talents tels qu’Henri Wesoly ou Jean-Marie Thores.
Lorsque s’ouvre la dernière décennie de notre parcours, on cherche donc (ceux du moins qui y accordent quelque importance) les auteurs belges de SF capables de construire une œuvre. La tâche est parfois longue et ingrate, car les supports, eux aussi, fluctuent (22). Et très curieusement, ce sont à nouveau – ainsi qu’on l’a vu précédemment – des créateurs situés totalement hors champ (au sens sociocritique) qui donnent quelques œuvres d’intérêt : Jacques Crickillon, l’Académicien Charles Bertin, Marcel Mariën, Dominique Rolin, le gaumais Guy Denis ou André-Joseph Dubois et sa Troisième Guerre Mondiale issue de Jacobs !...
Au Fleuve Noir, Philippe Randa succède à son père : passons... Jacques Thomas-Bilstein saupoudre quelques contes dans des fanzines et publie localement, et donc petitement. Philippe Ebly est toujours là, et encore Sternberg, dont Denoël sort en 1988 les 188 contes à régler – qui, avouons-le, n’ajoutent rien à sa gloire. Quelques autres fondus du genre s’illustrent dans le texte court mais sans s’imposer réellement, faute de recueils ou de passage à la longue distance (Serge Delsemme, Claude Bastin, Richard Martin...). Et un certain nombre d’écrivains remuants dans le fandom choisissent l’autoédition, comme Luc Spirlet, Claude Dumont ou Alain le Bussy (23). Face au vide belge (disparition de Marabout, absence de relais et stérilité culturelle ambiante) comme à la récession française, les pas des écrivains se portent parfois fort loin : jusqu’au Québec. C’est le cas du signataire de ces lignes comme de la révélation des années quatre-vingt : Alain Dartevelle.
En peu d’années, quelques nouvelles et une poignée de romans, ce dynamiteur de stéréotypes a réussi à pénétrer le milieu SF (y compris français), et à participer à ce redéploiement francophone qui intègre Suisse et Québec. Alain Dartevelle est licencié en journalisme et communications sociales, ainsi qu’en sciences politiques. Il est fonctionnaire. Mais il est surtout poussé par un besoin irrépressible de coucher sur le papier ce qui se bouscule en lui. Et il a choisi la SF, la plus apte à accueillir ses délires quand il ne cesse de la contester. Il considère en effet qu’aucun genre n’est sacré et qu’il faut briser toutes les structures coercitives. Et il compte désormais.
Ses livres ont ceci de particulier qu’ils ne se ressemblent jamais tout en balisant les mêmes obsessions ! Il a abordé la métamorphose animale dans Borg ou l’agonie d’un monstre (1983), mais ce monstre-là était surtout figure du pouvoir. L’univers virtuel de Script (1989) jouait de la représentation et des images qui nous inondent, et à nouveau le pouvoir était là. Les mauvais rêves de Marthe (1989) semblait approfondir cet univers, tout en constituant un détournement joyeux des romans pour adolescentes du siècle dernier. Et si Océan Noir, le dernier (1990), s’affirme ouvertement récit pour “jeunes”, ses préoccupations invoquent les images (une cité s’y nomme Bioscopolis) et le livre nous dit que nous ne voyons jamais ce que nous croyons voir. La SF de Dartevelle, distanciée, satirique, détournée, nous ramène insensiblement aux grandes œuvres qui ont fait son histoire et qui ont trempé leur ligne dans les mêmes eaux : Sheckley, Dick, Jeury... Pas mal, non ?
Les années nonante (pour parler comme un hebdo branché) se sont ouvertes sur des retours à l’écriture et des développements d’œuvres en gestation. Dartevelle est un beau symbole, mais également la parution en “Anticipation”, après Vandel, Randa, Storck, du premier roman professionnel d’Alain le Bussy. Demain, moisson d’étoiles...

Notes

1. Dans le cadre du volume où s’inscrit la présente étude, il va de soi que l’expression “notre SF” signifiera, tout du long, “SF belge de langue française”.


2. Euphémisme.

3. En 1985 encore, pour sa seconde édition, le Rayon SF d’Henri Delmas et Alain Julian (Toulouse : Milan) – qui se veut la bible référentielle des titres et des auteurs du genre – présentait comme français Albert Bailly, Jean-Baptiste Baronian, Philippe Ebly, André Fernez, Jean Muno ou Peter Randa... Il est vrai que notre compatriote néerlandophone Hugo Raes y est donné pour Hollandais, Anne Richter et Dominique Rolin sans nationalité. On y trouve quelques autres erreurs monumentales, comme Christopher Storck (Stéphane Jourat) identifié au bicéphale Benoît Becker (José-André Lacour et Jean-Claude Carrière)...
Le Rayon SF n’est d’ailleurs pas le seul ouvrage à prétention bibliographique qui donne dans l’imprécision : les Ecrits sur la science-fiction de Norbert Spehner (Longueuil (Québec) : Le Préambule, 1988) naturalisent Rosny Aîné, Français (mais on est habitué...), et Pierre Versins, Suisse.

4. Voir note 2.

5. WARFA D., “Approches d’une SF francophone en Belgique”, in “Séries B”, n°14-15, s.d. (2e trim. 1988), pp. 30-32.

6. BAILLY M., “Préface”, in “Imagine...”, n°54 (vol. XII, n°1), décembre 1990, pp. 9-10.

7. VAN HERP J., “La science-fiction en Belgique”, in “Fiction”, n°42, mai 1957, pp.125-129.

8. Sans doute modelés autant sinon plus par l’économie de l’édition que par les choix esthétiques des auteurs, c’est un autre débat.

9. Voir, outre l’étude citée en note 5. En 1990 :
WARFA D., “Qui a peur d’une Belgique fictive ?”, in “Imagine...”, n°38 (vol. VIII, n°3), février 1987, pp. 54-68, et
WARFA D., “La Science-fiction en Belgique francophone : un genre littéraire dans son rapport à l’Histoire”, in “Revue Francophone de Louisiane” (University of Southwestern Louisiana), vol. III n°2, hiver 1988.

10. Francophone, insistons : nos coéquipiers néerlandophones connaissent une situation sensiblement différente tant par un environnement éditorial plus favorable (collections, revues) que par leur ouverture plus importante sur l’univers anglo-saxon.

11. WALTHER D., “Autres mondes de la science-fiction”, in GUIOT D., ANDREVON J.P., BARLOW G.W. (éd.), La science-fiction. Paris : MA Editions, 1987, p.22. (“Le monde de...”, n°39.) C’est moi qui souligne.

12. HERMANS W., Petit dictionnaire des auteurs belges de littérature policière. Liège : Version Originale, 1989. (On y trouve évidemment trace de plus d’un nom ayant également traité l’anticipation et la SF.)

13. Il y a bien un article “Belgique” dans l’Encyclopédie de Versins (trois colonnes et demie), ainsi que six pages étonnantes (elles mélangent SF et Fantastique, mais aussi francophones et néerlandophones au point d’y mêler Hollandais et Luxembourgeois – et de citer, à l’appui de ces derniers, Hugo Gernsback !) dans l’essai de Bernard Goorden, S.F., Fantastique et ateliers créatifs (Bruxelles : Ministère de la Culture française, 1978. “Cahiers JEB”, 3/78). Il y eut jadis l’article cité (cf. note 7) de Jacques Van Herp dans “Fiction”. Et récemment l’intéressant fascicule de Karl Canvat (La Science-fiction, Vade-mecum du professeur de français. Bruxelles : Didier-Hatier, 1991. “Séquences”) comportait un aperçu de la SF francophone belge. Oublions l’intervention de Walther dans l’encyclopédie de poche La science-fiction. Et plus “scientifique” (quoique...), on trouve un index “Domaine belge d’expression française” dans l’ouvrage de Christian L’Hoest publié par le Centre de Lecture Publique (Littérature de science-fiction et bibliothèques publiques. Liège : Éditions du C.L.P.C.F., 1988), index dont les limites indiquent malheureusement combien il a été pompé sur Versins. Tout cela est fort maigre.

14. Par ailleurs, peut-on envisager une SF antérieure au XIXe siècle, sans tomber dans les travers de la récupération abusive, annexant sans vergogne toutes les œuvres un peu utopiques ainsi que le moindre voyage extraordinaire ? On nommerait cela du versinisme, et au-delà de l’érudition (laquelle est réelle et fort gaie chez Pierre Versins) on n’irait pas fort loin. La première œuvre de SF belge serait alors le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (1338-1400), chroniqueur d’une “histoire universelle” faisant beaucoup appel aux voyages fabuleux, et que certains philologues assimilent au pseudo-anglais Jean de Mandeville, dont les Voyages d’Outremer sont également truffés d’allusions au Prêtre Jean, aux Amazones, aux mondes perdus, à des races fabuleuses comme les “monopèdes” (une colonne chez Versins)...

15. Position qui personnellement m’agrée davantage que le trop simpliste “1926-parce-que-Gernsback”. Luxembourgeois d’origine, rappelons-le. L’idée de progrès se répand à la fin du XVIIIe siècle (Condorcet). La vision du monde, c’est-à-dire la perception historique neuve induite par l’accélération des changements du mode de vie, se développe au XIXe. Brian Aldiss dirait : Mary Wollstonecraft Shelley, 1818. Ajoutons qu’il faut sans doute chercher les vraies sources de ce mouvement littéraire qui aboutit aujourd’hui à Dan Simmons et Alain Dartevelle dans les noces du roman d’aventures et de voyages avec le roman populaire, au XIXe siècle...

16. Bien plus que toute l’œuvre de Verne, Jules...

17. Francis Valéry a réédité en 1987 Le monstre du Dr Karlof, d’un improbable “Wallace Edger” – à consulter par ceux qui douteraient...

18. La totalité des numéros d’“Anticipations” est disponible en facsimilé aux éditions Recto-Verso : initiative plus que louable de Bernard Goorden.

19. Voir son étude “Jean-Gaston Vandel écrivain progressiste” in “Alerte !”, n°3, septembre 1978, pp.113-133.

20. Voir WARFA D., “Thèmes et motifs de science-fiction dans Bob Morane”, in 33 ans de Bob Morane. Mons : Séries B, 1986, pp.81-87.

21. “Ides... et autres”, véritable phénomène de ce que l’on nomme parfois la “small press”, en est aujourd’hui à son soixante-sixième volume, sans compter les suppléments et hors séries de toutes sortes. A l’origine essentiellement dédiée à la découverte des “autres” SF (son animateur est traducteur de formation), l’entreprise s’attache désormais également à l’exhumation d’antiques merveilles comme le récent Robida, L’horloge des siècles.

22. En ce sens, le lien si évident de la Belgique francophone avec la France est bien loin de constituer une “chance” : les aléas de l’édition SF française, la disparition des revues et le renfermement des collections, touchent les écrivains belges autant sinon davantage que les français.

23. Le fandom proprement est abordé ailleurs dans ce volume : je ne le traiterai donc pas ici.

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